IV

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- Après cet événement, la relation entre Sergueï et moi n'était plus la même. Nous étions toujours ensemble, mais les paroles étaient brèves, le temps que nous passions tous les deux était fugace, froid. Seuls des « Bonjour » et des « Au revoir, à demain » étaient dits de la même manière qu'avant. Ils étaient le souvenir de notre amitié. J'en souffrais. La pression des examens et l'ambiance morose qui régnait dans ma vie m'épuisaient. J'étais de plus en plus pâle, et la noirceur de mes cernes faisaient de moi un vrai cadavre vivant. Un jour d'école un jeune étudiant de l'université de Moscou vint nous parler des études qu'il y faisaient. Je voyais en lui quelqu'un de fort banal, son discours ne m'intéressait guère. À la fin, il nous invita à une soirée préparée par quelques étudiants. Nous pourrions y converser et en connaître davantage sur les matières proposées, les modalités d'examens et cetera. Avec tous les élèves de la classe nous décidions d'y aller. Avant de me présenter à la soirée, je devais repasser chez moi et mettre une tenue appropriée à l'événement. Ma mère m'aida à choisir une robe en dentelle bordeaux et de jolis escarpins noirs. Je recouvrais mon corps d'un manteau en fourrure noir et d'une chapka de la même couleur. Il était dix-neuf heures moins le quart. Je partais à la soirée, seule dans la neige et sous le ciel étoilé de la nuit. J'arrivais à l'endroit, je voyais quelques personnes de ma classe entrer dans le bâtiment, je les suivais en les saluant. Quelques regards étonnés se posèrent sur moi, comme s'ils découvraient une nouvelle personne. Lorsque je passais la porte de l'appartement une lumière embrumée me frappa le visage et m'éblouit. Après quelques minutes, je reconnaissais quelques visages. Ceux de mes camarades et de l'étudiant qui était venu quelques heures auparavant. Mes yeux faisaient le tour de la salle. Plusieurs visages inconnus. Ils s'arrêtèrent sur l'un d'eux et croisèrent les siens. Je sursautai et sentit en moi une sensation que je ne connaissais point. Mes joues rougirent et une vague ébranla tout en moi. Les conversations autour de moi devenaient un bourdonnement sourd, latent. Nos regards ne se quittaient pas encore, il ne continuait pas sa conversation malgré son présumé ami qui le secouait un peu. Après quelques longues secondes nos regards se détachèrent et nous retournions à nos occupations. Je posais mon manteau et prenais un verre de champagne, une personne jouait du piano. Les « Deux Danses op.73 » de Scriabine, si je me rappelle bien. À la fin des Guirlandes, il vint se présenter. Il s'appelait Nikolaï, il avait vingt-et-un ans. Il était brun et avait les yeux bleus. Sa voix était très grave malgré un corps svelte et grand. Il étudiait la littérature anglaise à l'université de Moscou. Il me racontait ses projets de vie en riant toujours. Comme s'il se moquait de ses propres projets parfois irréalisables. Je me présentais à mon tour et à peine eûs-je le temps de finir qu'il m'entraîna vers le milieu de la salle, là où certains et certaines dansaient ensemble. Une valse commença et nous nous mîmes à danser. Je riais pour la première depuis longtemps. Peut-être était-ce l'effet de l'alcool? Ou celle d'une spontanéité que je ne connaissais pas? La valse se terminait et je regardais l'heure. Il était tard, je devais m'en aller pour être en forme le lendemain. Je lui disais cela. Quant à lui, il me retenait. Une dernière danse disait-il. J'acceptai. Nos yeux ne se quittaient plus, je crois que plusieurs morceaux étaient passés. La salle se vidait, il ne restait plus que quelques étudiants et deux trois personnes de ma classe. Nous allions vers le vestiaire et je prenais mon manteau. Lui le sien. Il proposa de me raccompagner, chose que j'acceptai timidement. Sur le chemin du retour un silence régnait autour de nous. Nous étions loin des festivités et du bruit incessant. Puis, il commença à parler du ciel et des étoiles. Il disait qu'il était fasciné par tout cela, il était toujours inspiré par ce que le monde lui offrait. Il ne connaissait aucune constellation, à part Orion que l'on pouvait apercevoir facilement. Dans un élan, je lui demandai quand il devait retourner à Moscou. Il s'arrêta. Il devait repartir le lendemain de cette soirée. Je sentis toute joie s'abandonner à une longue et douloureuse peine. Nous arrivions pas loin de ma maison, je lui demandai de partir. Il commençait à neiger. Le froid, ce soir-là, était glacial. Il avait la rudesse d'une rencontre éphémère. Il insistait quelques minutes puis face à mon inflexibilité il abandonna et s'en alla. Je me souviens encore de ce regard triste, que je retrouverai quelques temps après. Je restai dehors, sans savoir que je le reverrai. Je vivais une première expérience, celle d'un coup de foudre qui arrive et qui s'en va trop vite. Je vivais ce que l'on appelle un « chagrin d'amour ». Je vois dans votre regard: c'était trop rapide, une amourette fugace, inutile. Mais vous savez, parfois les choses ne s'expliquent pas. Elles sont, et c'est le cœur et l'âme qui en souffrent. Je versais quelques larmes, mon seul souhait était d'y retourner, de revenir à cette première rencontre. Mais à chaque fois que j'y repensais, mon cœur se serrait. Je errais dans les rues de la ville, attendant que cette douleur, ce sentiment de solitude s'en aillent. N'y arrivant guère, je rentrais chez moi, laissant derrière moi l'empreinte de mon cœur brisé et de mes larmes.

Kira se tait. L'homme peut voir dans ses yeux la tristesse de son souvenir. Il croit même apercevoir une larme se perdre dans son œil droit et s'éteindre dans les clignements. Elle attrape son verre, boit et continue.

- J'ai plusieurs fois rêvé de cette nuit, de ses mains dans les miennes. Mais plus les jours, les mois passaient je sentais que tout n'était qu'un rêve trouble. Que la sensation de sa main dans la mienne était empruntée. Je continuais à exceller à l'école. Mon amitié avec Sergueï était redevenue comme avant. Il sortait avec une jolie rousse, Alisa. Ils s'entendaient et s'entendent encore aujourd'hui très bien. Sergueï me confia un jour que je resterai son premier amour mais que désormais il aimait et aimera Alisa toute sa vie. Mon cœur se serra. A la maison, la tension entre mes parents n'était plus. Mais je voyais toujours le regard triste et vide de ma mère. Je quittais le lycée avec mon diplôme de fin d'études. J'avais choisi l'université de Moscou pour y continuer mes études. Sergueï partait aux Etats-Unis pour un échange de six mois dans une des Ivy League. Alisa venait avec moi à Moscou pour des études de design. Il nous rejoindrait six mois plus tard. Je laissais derrière moi un sombre orage, et en rencontrais un nouveau. Mais j'avais autour de moi deux personnes que j'aimais et qui m'aimaient.

KiraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant