Hier et avant

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   Les cloches ont résonné dans toute la ville jusqu'au crépuscule, jusqu'à ce que nos oreilles et nos cœurs soient trop brisés pour les entendre. Ces cloches n'étaient pas les nôtres ni celles de nos ancêtres, car celles-là avaient été détruites par la pluie de foudre et de feu qui s'était abattue sur nos têtes. Ces cloches étaient les leurs, grinçantes et humiliantes, reconnaissables comme nous aurions reconnu la main de l'ennemi au-dessus de nos terres.

   Nous étions fiers d'avoir tenu une journée entière sans courber la tête devant leurs soldats qui traversaient nos rues en lambeaux. Mais la guerre est finie, nous ne pouvons plus rien faire pour les empêcher de récupérer, heures après heures, ce qui nous appartenait. Voilà donc la paix ! Ma mère m'avait parlé tellement souvent et avec tant d'espoir de ce moment que j'ai eu moi-même, qui l'ai vécu, du mal à m'en rendre compte. Nous avions attendu toutes ces années pour ça ? Il allait bien falloir accepter la nouvelle réalité, car nos illusions n'allaient pas rester debout encore longtemps.

   La vie à Yton ne sera plus jamais ponctuée par le fracas des bombes dans nos fenêtres, et pour les jeunes, ceux de ma génération qui n'ont pas vécu d'autre monde, le mal est encore bien pis

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   La vie à Yton ne sera plus jamais ponctuée par le fracas des bombes dans nos fenêtres, et pour les jeunes, ceux de ma génération qui n'ont pas vécu d'autre monde, le mal est encore bien pis. Les patrouilles ont fermé les portes de la ville, alors lentement nos bêtes et nos cultures ont péri, nos brebis ne donnèrent plus de lait, nos marchés se vidèrent. Nos frères qui vivaient plus bas ont même vu l'Ariant s'amincir, jour après jour. Nous avons essayé maintes fois d'en avertir nos geôliers, mais ils ne comprenaient pas notre parler et nous ne comprenions pas le leur. Dans les eaux millénaires du fleuve, ç'allait être toute la vallée et tout le pays à mourir, en plus de ses fils qui revenaient toujours plus nombreux, dans de cercueils toujours plus petits. Pendant longtemps nul n'écouta notre complainte, et notre peuple s'impatientait qu'un roi ou un ministre daigne bien accepter de les laisser survivre.

   Lorsque l'eau et la nourriture sont venus à manquer, il a fallu cacher nos bêtes dans nos chambres, loin des convoitises et des voleurs. Mon frère et moi possédions quelques poules, et un troupeau de vieilles brebis ; nous avons perdu les poules à force d'impôts, et nous avons vendu la chair, la peau, les os et tout ce qu'ont pu nous offrir les brebis qui succombaient à la soif. Nous regardant de loin, les soldats ennemis nous jetaient parfois du haut de leurs fenêtres des vivres venus d'un monde dont nous ignorions tout, mais malgré le mépris et la méfiance qu'ils nous inspiraient, nous les amusions en nous battants pour leurs petits paquets de pain gris. À ce moment, Kailann et moi avons fait la promesse que nous serions de ceux qui resteraient l'honneur de notre peuple, dûsse-ce être dans le sang ou la haine.

   Puis, un jour il sembla que nous n'étions plus assez amusants, traînant sur la poussière nos guenilles froides, et craignant à peine les coups de nos camarades, ou moins que la morsure de l'hiver. Il fut annoncé dans les rues, écrit à l'encre noire sur des affiches blanches, que l'envahisseur consentait à nous offrir, dans sa grande bienveillance, le retour de notre cher Ariant. Mais à cela ils avaient posé une condition : les plus intelligents et les plus forts d'entre nous devraient rejoindre leur pays victorieux pour offrir la sagesse et le pouvoir de notre peuple à l'avenir que nous nous apprêtions à partager.

   Ils nous avaient promis un destin de réussite et de fierté, nous n'aurions ni l'un ni l'autre. Mais tout de même c'est par milliers que nous tentâmes notre chance dans les bras de l'ennemi.

 Mais tout de même c'est par milliers que nous tentâmes notre chance dans les bras de l'ennemi

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"Ne t'arrête pas Zeria, tu racontes si bien !

_Je ne peux pas, ils nous sépareront si ils m'entendent.

_Toi et moi savons très bien qu'ils nous sépareront même s'ils ne t'entendent pas. Continue, sinon je n'arriverai jamais à m'endormir assez tôt pour survivre demain."

   Alors je continue à raconter, dans le noir, mon histoire. Notre histoire en fait, puisque même à l'autre bout du pays, Eril a vécu la même que moi. Je n'ai pas envie de penser à demain, je préfère croire qu'il n'arrivera jamais.

   Il n'arrivera jamais.

   Pas tant que je n'ai pas fini mon histoire.

   Et je suis si fatiguée...

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⏰ Dernière mise à jour : Oct 25, 2017 ⏰

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