La vieille Clio se gare sur le bord de la route, là où l'herbe est humide et boueuse. Le petit Sacha descend le premier, tout réjoui par la sortie qui se fait d'habitude si rare, et court dans tous les sens avec excitation sous les yeux de ses parents qui ne s'en occupent guère, engagés dans une conversation d'une importance sans doute capitale. Ils s'appellent Aurélien et Marianne, se sont rencontrés il y a une vingtaine d'années dans une sorte de café concert et ont eut ce qu'on peut supposer être le coup de foudre puisqu'ils ne se sont pas quittés de la semelle depuis. L'un est blond, l'autre poil de carotte, la tête ailleurs ensembles, et le monde entier pourrait voir qu'ils se sont bien trouvés. Le petit tient de son père, mais ses yeux amandes intensément malicieux paraissent venir de sa génitrice, le gratifiant d'une frimousse tout à fait charmante. Par la vitre entrouverte, on peut deviner sous sa chevelure massive une jeune fille à part, un casque audio plaqué aux oreilles, perchée. Elle pense, peut être, ou elle s'ennuie -elle n'aime pas la nature et ça la soûle, de toute façon elle va bientôt se barrer. Dix-sept ans et des poussières, une vie tranquille, une vie de merde. Elle écoute du Nirvana, on peut l'entendre si l'on s'approche un peu, sa plainte qui déchire le silence comme un étranglement, une voix si éraillée qu'elle ferait fuir les bêtes les plus craintives. Et elle chantonne, sous l'emprise de l'air, passionnée depuis le commencement.
La portière s'ouvre, la voix de la mère qui s'agace résonne au dehors, la fille retire son casque. L'air est frais. "Tout le monde est prêt, on y va ?" Le petit Sacha se précipite sur l'allée de terre suivi des parents, puis de la fille qui souffle discrètement et donne des coups de pieds au hasard dans les tas de feuilles qui jonchent sur les côtés. Il fait moche, le ciel est gris mais ils avancent tous dans la nature, les arbres couvrent leurs têtes et avalent le peu de lumière déjà présente. Les adultes d'abord parlent de leur boulot puisqu'ils ont l'air contrarié : le travail contrarie très souvent. Finalement plus personne ne s'exprime et tout le monde se contente d'observer ce lieu de vie et de mort, cet endroit où le calme et le bruit sont voisins, coude à coude par le biais du vent silencieux et des êtres vivants sur chaque parcelle d'eau, d'écorce, de boue.