La Tourbière

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L'herbe qui croît aux abords de la Tourbière du Loch Fen est verte et grasse. Pourtant, aucun berger n'y mène son troupeau. Les eaux du Loch grouillent de poissons. Mais jamais un seul bateau de pêche ne vient y jeter ses filets. Les bois qui l'encerclent regorgent de gibier charnu. Or les chasseurs du coin ne s'aventurent guère sur leur piste. Les pierres qui y poussent pourraient décorer majestueusement tous les âtres de la contrée. Impossible toutefois de croiser un tailleur qui oserait s'y servir. Serait-ce à cause du tapis de mousse d'égarement qui recouvre les anciens sentiers de ces marais honnis ? Marchez dessus par mégarde et vous êtes bon pour une nuit d'errance dans ce labyrinthe marécageux, car elle vous fera perdre tout sens d'orientation.

Cependant, la Tourbière n'a pas toujours été inhospitalière. J'en veux pour preuve ce puits de grès avec son épaisse margelle, ses jambages et sa poulie en fer, qui se dresse telle une improbable statue au milieu d'un champ de bourbe. À qui a-t-il servi autrefois ? Je donnerai cher pour le savoir. Et aussi comprendre pourquoi ils ne viennent plus y puiser. Je doute qu'il soit à sec, avec toute l'eau qui ruisselle en permanence dans les sous-sols putréfiés. Vous m'excuserez, mais je ne me pencherai pas par dessus pour vérifier. J'ai un problème de vertige.

Je vous vois lever un sourcil. C'est suspicieux n'est-ce pas, d'en savoir autant à propos d'une terra passablement incognita. C'est que, la Tourbière, c'est ma maison. Il n'y a personne d'autre ici, à part moi. Oui, la solitude me pèse parfois. Mais je peux compter sur l'égarement ponctuel de quelques âmes distraites, dont la visite me procure un divertissement de qualité. Une fois que ces voyageurs perdus pénètrent la Tourbière — le terrain de tous mes jeux — je les attire au cœur de la narse. Ils croient s'avancer vers une habitation ou un feu de camp chaleureux qui — ô surprise ! — disparaît à leur approche. Pour réapparaître un peu plus loin. Jusqu'à ce que l'obscurité la plus opaque les étouffe d'angoisse. Ils ont beau écarquiller les yeux, aucune étoile ne scintille dans le ciel. Sans repères visuel, les voilà contraints de progresser à tâtons. Ils trébuchent. Tombent. S'envasent. Le coup de grâce me revient. Sans crier gare, je me dresse devant eux de toute la hauteur de ma flamme, froide et pâle comme la mort qui les frappe d'un coup d'un seul. Ces yeux hagards, ces traits figés dans l'effroi du souffle dernier, cette main serrant un cœur qui déjà a cessé de battre ; tous les macchabées se ressemblent quand la grande faucheuse vient les cueillir au dépourvu.

C'est tellement facile que j'y prends de moins en moins plaisir.

Inutile d'inspecter le sol à la recherche de leurs carcasses pourrissantes. La vase se charge de les digérer.

La seule personne qui, après avoir subi la crise cardiaque fatale, s'est remise du choc initial de mon apparition tremblotante, c'est la vieille Blouette, une folle un peu sorcière à ses heures. Je vous avoue que pour le coup, c'est moi qui ai bondi en arrière quand je l'ai vu se relever, les orbites blanches, les doigts crispés gesticulants dans tous les sens, la silhouette tordue se déhanchant au rythme d'une silencieuse danse macabre.

– Je t'exorcisais, m'a-t-elle expliqué plus tard.

– Personne ne me possède, avais-je alors répondu. Or en l'absence d'organe phonateur, je ne peux m'exprimer qu'en pensées. Malheureusement pour moi, l'esprit de cette sorcière est vraiment bien verrouillé.

N'empêche, ça fait du bien par moment de la suivre, quand elle va aux champignons. À moins qu'elle ne cueille des simples. Comme tout le reste, ils abondent dans ses landes trempées. Si je l'aime bien, la vieille, je doute que ça soit réciproque. Faut dire qu'elle a bien failli y passer à cause de moi. À chaque fois qu'elle me croise, désormais, elle affiche comme un sourire triste.

Le Follet du LochOù les histoires vivent. Découvrez maintenant