Aujourd'hui cependant, elle n'est pas seule. Un homme — à moins que ce ne soit un garçon qui ait grandi trop vite — marche à ses côtés, d'un pas résolu. Le soleil est encore haut. Inutile de me manifester dans la lumière du jour. On ne verrait qu'une flammèche bleue inoffensive. Blouette semble le guider dans la Tourbière, en certains points précis. Ils s'arrêtent. Il observe. Sort un carnet. Prend quelques notes. Parfois il s'accroupit pour inspecter le sol à l'aide d'un gros monocle. Puis ils repartent pour recommencer ce manège un peu plus loin. Ça dure plusieurs jours. Je ne comprends pas à quoi riment ces agissements suspects. L'envie d'en finir avec cet intrus qui prend ses aises dans mon domaine, avec ses croquis au fusain, ses pas mesurés et ses calculs mystérieux, me tiraille. Or, prudent, il ne s'y aventure jamais à la tombée de la nuit. Sur les conseils de la vieille sans aucun doute.
D'un autre côté, tout ce cirque m'intrigue. Qu'espère-t-il accomplir en ratissant ces sous-bois bourbeux, à part crotter sa redingote et ses bottillons de cuir ?
Le jour suivant, il atteint enfin le puits. MON puits. Le secret bien gardé de cette lande abandonnée. Et le voilà qui s'immobilise. Perplexe sans aucun doute. Il s'approche d'un pas hésitant. Je tressaille. Oui, j'ai très envie d'entendre la réponse à la question qu'il doit se poser en cet instant. Mais une étrange sensation de transgression me paralyse. Mon puits. Mon secret. Mon intimité. Mon existence même... Va-t-il tout m'ôter d'un coup, en se penchant au-dessous de la margelle ?
Son enquête est terminée. Il a trouvé l'ultime indice, recollé les derniers morceaux de la trame, abouti à la seule conclusion possible. Et il m'attend. Tout le jour, il s'est tenu aux côtés de la structure en pierre. Le temps se couvre et tandis que le vent se lève, les nuages gris virent au noir. Il va finir trempé s'il ne se met pas rapidement à l'abri. Cependant, il a l'air déterminé à ne surtout pas bouger. Je patiente tranquillement. Ton tour viendra bien assez tôt, Monsieur l'indiscret.
La pluie commence à tomber. J'exulte. Les éléments se déchaînent. Les premiers éclairs strient le ciel de leur éclat funèbre. Il est temps de faire une entrée triomphale. Je vois son dos ruisselant, frissonnant, penché sur l'ouverture de grès. Je m'approche, brasier livide auréolé de bruine dont les mille gouttes sont autant de miroirs reflétant mon état phosphorescent. Il se retourne, blême. Son cœur bondit. Victoi...
– Je... je vous attendais... P.. P... Princesse.
Il sort son bras du puits. Au bout pendille une loque aux couleurs passées et aux dentelles déchirées. Cette étoffe... cette chute... interminable... cette eau glacée... engourdissante... cette trahison surtout.
Mes flammes s'agitent au gré des souvenirs qui menacent de me noyer une deuxième fois. Elle m'avait convaincu qu'à la lumière de la lune, la nuit de Samain, sous les frondaisons aux teintes flamboyantes qui s'embrasent au seuil de la mort, l'eau du puits enchanteur me livrerait le visage de mon bien-aimé. Je tremblote. Il anticipe ma question. À défaut de pouvoir me faire entendre, je palpite de rage.
– Les archives que j'ai pu retrouver sur l'affaire font état d'un jeu d'enfant à l'issue tragique. Un malheureux accident en somme, dont seule votre sœur a réchappé. Mais si c'était réellement le cas, pourquoi êtes-vous encore prisonnière de la rancune qui vous enchaîne à ce lieu ?
Une accalmie dans le ciel. Dans mon cœur crépitant aussi. La réponse se trouve à portée. À condition que je surmonte mon vertige. Oui. Là, au fond de la fontaine maudite. Je m'y incline enfin. Derrière moi, un rayon de lune transperce l'orage qui ne gronde plus. Et l'eau dormante s'abreuve de cette clarté crépusculaire. Pourtant, le fond du puits ne reflète que du noir. Un noir velouté, comme une redingote... J'y plonge sans réserve avec la certitude que bientôt, on ne m'appellera plus le follet, mais l'ondine du Loch.
FIN
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Le Follet du Loch
ParanormalJ'habite la Tourbière du Loch Fen, une terre fertile et généreuse néanmoins délaissée par les habitants de la contrée. Personne n'ose s'y aventurer de peur de s'égarer, de s'embourber ou encore, de me croiser. Je suis... le Follet du Loch.