Premier jour

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06h00 - Dans le tram

Le chant silencieux des oiseaux migrateurs absents avait sonné le glas d'une journée écrite par le destin pour mal finir. Herbert le savait au pied du lit, la mine déconfite par une nuit trop courte. Il le savait aussi lorsqu'il s'assit dans ce tram, trop tôt, comme toujours, mais c'était ainsi depuis son embauche. A la bourre, il était passé devant la porte de la salle de bain avec un regard envieux.

Des regards, d'ailleurs, il en était encore question dans le transport collectif. Ceux-là fuyaient le sien, non sans s'être d'abord accrochés à son visage. Ils scrutaient sans voir, dévisageaient sans saisir la signification de la moindre ride d'Herbert. Ils ne pouvaient pas en sonder la profondeur, les marques du temps étaient occultées par une masse informe de poils. Drue et proéminente, cette barbe devait son existence à la fatigue de son hôte.

C'était comme si chaque paire d'yeux dans le tram tentait de percer un mystère. Insondable, la barbe d'Herbert cachait au monde un dangereux secret. Ses lèvres humectées peinaient à briller sous la lumière blafarde des lampes du compartiment voyageur. D'immenses poils tortueux rebouchaient ses joues. L'ensemble aurait inspiré des exclamations aux passionnés de bonsaïs. Si seulement la peur laissait un peu de place aux sentiments artistiques. Si seulement Herbert suscitait, à tout le moins, juste un peu d'indifférence.

06h03 - Centre de contrôle des transports collectifs


"Une équipe est en route mais j'ai besoin de vous tous pour suivre le gaillard. Le conducteur du tram est très nerveux. Nous serons bientôt en liaison directe avec la police. S'il bouge, s'il se déplace, s'il parle, s'il baille ... je veux le savoir!"

Les contrôleurs délaissaient donc toute autre activité, désormais leur seule raison de vivre était cet homme et son incroyable masque. Une question les taraudait tous, bien sûr, et aucun n'avait le moindre début de réponse: pourquoi diable cet énergumène s'était-il étalé de la sorte à la face du monde? Quel mauvais coup préparait-il?


06h07 - Dans le tram


Excédé par les regards, Herbert s'était levé. Face à la porte, avec toute la dignité qu'il lui restait, il attendait de sentir l'engin stopper ses moteurs à l'arrêt. Enfin, les battants s'écartaient devant lui. D'un bond et sans se retourner, il quittait l'atmosphère de suspicion pour remplir ses poumons d'un air froid et clair.

06h07 - Centre de contrôle des transports collectifs

Il était sorti, comme ça, sans crier gare. Ils ne pouvaient plus rien faire sinon indiquer à la police - quand enfin la liaison serait établie - le lieu et l'heure de sa fuite. Ne savait-il pas combien de caméras le filmaient? Ils le retrouveraient sans peine.

06h08 - Dispatching de la police

"Il est là! Il est là!" Le commissaire aurait tordu le coup à son jeune collègue, si l'affaire lui permettait de se passer du moindre élément. Soudain, l'écran se vidait de toute vie. 

06h08 - Dans la rue

Le sang d'Herbert n'avait fait qu'un tour. Une caméra d'angle émettait un son étrange, comme une fermeture éclair fermée d'un coup sec. L'œil de l'appareil était braqué sur lui. Sensation étrange, inquiétante. Autour de lui, d'autres regards. Des piétons traversaient tout à coup à la vue de l'homme. Sans pouvoir se l'expliquer, un frisson d'effroi parcourait son échine. Il était bel et bien le centre de l'attention, mais pourquoi? Sans réfléchir, telle une bête pourchassée, il s'était jeté dans la première alcôve venue. Un mauvais rêve, ce ne pouvait pas être vrai, qui était-il pour mériter un tel traitement. Dans l'ombre, recroquevillé, Herbert fermait les yeux.

06h15 - Dispatching de la police

Toujours aucun signe de l'homme à la barbe. Le commissaire était fébrile, ses hommes suaient à grosses gouttes. Depuis sept longues minutes, ils passaient en revue les flux et les enregistrements du système de surveillance des rues. En vain. Encore quelques minutes et une patrouille serait sur place. D'ici là, le responsable devait tirer les conclusions de cet échec. Bientôt, les ouailles de quelque politique s'informeraient de la situation et il devrait s'aplatir.

07h12 - Cabinet du ministre de l'intérieur

Le commissaire connaissait trop bien la chanson. D'abord, il avait raconté la découverte et la poursuite d'un homme à l'allure suspecte. D'emblée il avait loué la bonne coopération et l'efficacité des services de sécurité. A l'évidence, devait-il conclure, l'individu connaissait son affaire. Sa disparition soudaine était inévitable.

"Des conneries oui! Vous n'avez pas lu la presse de ce matin?" Le ministre tendait une feuille de chou au gradé. Bien sûr il l'avait lue. Aux dernières heures de la nuit, l'estafette de service avait planté devant lui les Unes des journaux, dont les gros titres faisaient la part belle à un nouveau phénomène. "Qui sont ces hommes?"


Question rhétorique. A ce stade, personne n'en avait la moindre idée. Le policier encore moins. A vrai dire, il se demandait surtout d'où pouvait provenir la fuite d'une telle information. S'il tenait l'imbécile, il lui dirait sa façon de penser à coups de bottines: "Inquiétant: une secte mystérieuse inquiète la police".

07h18 - Laboratoire médico-légal

Un linceul masquait les parties génitales du corps allongé sur la table de la chambre froide. Devant le corps, deux hommes en blouses blanches se tenaient silencieux. L'un d'eux mourrait d'envie de reléguer le ronronnement des machines frigorifiques au second rang. Son cœur battait la chamade.

A un bout de la table trônait un rapport estampillé de la mention Confidentiel. Leurs regards délaissaient cette partie, focalisés sur l'autre bout. Un visage hirsute les ahurissait. Un soupir. Il n'osait pas prendre la parole. Au fond de lui, deux émotions se partageaient son attention: le soulagement d'avoir fait éclater la vérité et l'inquiétude des représailles. Qui, sinon lui, aurait donné l'alerte.

A côté de lui, son subalterne semblait aussi circonspect, mais sa conscience était tranquille. En bon médecin légiste, il émettait des hypothèses et les testait mentalement. Aucune ne lui paraissait convenir à la situation. A chaque échec, l'une d'elle revenait à la charge. Il s'en voulait de ne pas pouvoir faire taire cette idée absurde, venue de nulle part. "Et merde, professeur, et s'il s'agissait d'une prothèse naturelle, du symptôme d'une évolution quelconque?" - "Génétique?" L'assistant était soulagé, son patron répondait avec sérieux à sa question. "Pour quoi faire?" - "Communiquer peut-être? A moins qu'il ne s'agisse juste d'un signe de ralliement?"


14h00 - Cabinet du ministre de l'Intérieur


"Ils sont dingues ou quoi?" Le ministre n'en croyait pas ses oreilles. Son assistant venait de lui transmettre une note de service du légiste. Parmi les hypothèses, celle d'une mutation génétique retenait l'attention. L'incroyable phrase était surmontée d'une astérisque. En bas de page, une note référençait une sommaire étude américaine.

Le conseiller en communication du politique s'en rappelait. A l'époque journaliste, il avait brèvé sur le sujet. Des chercheurs avaient alors remue ciel et terre pour être publiés après la découverte et l'analyse d'un cadavre échoué sur la côte du pacifique. A son visage, des poils. Beaucoup avaient rit, dénonçant une mascarade.

La sphère complotiste, racontait le conseiller, s'était saisie de l'affaire. Expérience gouvernementale, OGM, essais nucléaires ... tout l'arsenal d'explications farfelues avait été employé par eux. La presse populaire s'était alors fait l'écho de cette histoire incroyable, bien vite oubliée. "Sauf que cette fois, cela paraît bien réel. Peut être pas cette explication, mais des hommes à barbes sont bien dans nos rues!"

Le ministre devait acquiescer. Pas le choix. Faute d'autre théorie il lui restait à mettre la pression sur la police pour en capturer un. Et à communiquer avec sobriété. "Que la presse continue de parler de secte, pourvu qu'elle ne s'aventure pas sur le terrain des théories scientifiques fumeuses."

Un barbare pour voisinWhere stories live. Discover now