5 mètres d'infini.

Il se tenait là, sur le rebord de la terrasse de marbre, surélevée à deux mètres de haut en amont de la route. Les coudes fendus sur la barrière de fer, torsadée par les branches de lierre et les fleurs mortes, recouverte de toiles d'araignées et de gouttes de pluie, il s'appuyait sur l'horizon de ses souvenirs.

Quelques mois plus tôt, à travers le froid brumeux de février, il pouvait encore apercevoir, à travers la baie vitrée du salon, les deux pupilles brillantes de celle qu'il disait aimer plus que sa vie. Emmitouflée dans ses livres et recouverte de son amour, elle ne le perdait de vue qu'au rythme de ses paupières acides pesant sur ses yeux. Entre eux, cinq mètres, une fenêtre, le vent et la fumée envolée de son éternelle cigarette. Il pouvait la regarder comme ça pendant des heures, sans qu'elle ne sente la moindre lourdeur de sa distance omniprésente. Son esprit divaguait chaque seconde un peu plus loin, emporté par une mélodie vagabonde, insaisissable, que même le sommeil ne pouvait interrompre. Enfouie dans un canapé plus âgé qu'elle, au cuir écorché par le temps, la tête penchée à tribord puis à bâbord, elle ne comptait plus le temps et permutait entre rêve et réalité - les deux se confondaient. Souvent, l'horloge clignotait minuit passé, et un souffle de cannelle emplissait le salon. Lorsqu'il franchissait la porte du jardin pour mettre feu à ses paroles insensées, les autres cloisons de la maison tremblaient sur ce vide incertain qu'il laissait derrière lui. Sans s'en rendre compte, elle remplissait cet engouffrement par la dimension de ses pensées. Elle était le noyau d'un électron libre, qu'elle maintenait en place. Inconsciente de la course lente de la nuit, elle finissait souvent par disparaître doucement sous la pluie de sa fatigue. lui, toujours immobile, le buste ancré à travers les reflets des réverbères, se nourrissait de ce regard interrogateur qu'elle arborait délicatement, porté par ses prunelles noires, laissant apparaître un jeu de miroir ambré lorsque la lumière les confrontait. Il sentait que la lumière qui s'émanait d'elle se consumait, aussi vite que la fumée qui progressait au-dessus de ses épaules et qui se réfugiait sous son menton raidi, pour se scinder en une nuée éparse, fine et infinie. Son emprise sur elle s'effaçait derrière ses gestes destructeurs, ses inspirations qui menaient inévitablement à la décomposition grise d'un empire fondé par la collision de deux âmes en perdition. Ils s'étaient affrontés par un sens détourné de la gravité, une sorte de cosmos inversé s'était construit autour de ce champ de force accidentel. Il la voyait dériver toujours plus loin de lui, repoussée par leur attraction mutuelle, perdue dans l'interstellaire de ses blessures. Alors, il comprit qu'il ne pourrait arrêter la course folle dont elle semblait toujours essoufflée.

Le lendemain, un calme froid et sourd dessinait le contour de chaque angle de la pièce, auparavant animée de la fusion permanente qu'elle propageait par son regard. Elle franchit la porte de secours qui se referma en un courant d'air, grinçant devant son buste impassible.