Nina aime son chemisier bordeaux plus que n'importe quel autre de ses chemisiers.
Ça avait été le coup de foudre dès le premier regard au magasin : une matière fluide qui ne plisse pas, une couleur opaque -pas de risque de soutien-gorge apparent-, de très jolis boutons nacrés. Et surtout, il lui allait tellement bien. Non, vraiment, elle en était tombée amoureuse. Elle avait acheté ce chemisier pendant la période des soldes alors qu'il n'était même pas étiqueté de rouge ou jaune ou n'importe quelle autre couleur, non, juste un gros prix rond en noir sur une étiquette blanche, "La nouvelle Collection". Comprenez donc qu'elle soit plus que furieuse de le voir maintenant sali de café froid. Ses mains se mettent à trembler sous la colère. Nina se lève de sa chaise de bureau, repose sa tasse à coté du clavier d'ordinateur, se maudissant d'être si maladroite. Elle pose un nouveau regard sur le chemisier. Il est foutu, c'est sur. Les larmes lui montent aux yeux, elle serre les dents. Elle ne peut pas s'autoriser à pleurer sur son lieu de travail. Elle ne peut juste pas. Elle se lève un peu trop brusquement, attire le regard curieux d'un collègue occupant le poste à sa gauche.
" Ça va ? " demande t il prudemment, comme déstabilisé par l'expression du visage de la jeune femme.
Nina hoche la tête fermement en lui jetant un regard noir, comme s'il était le coupable de l'histoire, une manière silencieuse de lui ordonner de s'occuper de ses oignons, qu'est ce qu'il pouvait bien y connaitre, lui, aux chemisiers ? Mais cet idiot ne comprend pas la menace implicite et entrouvre la bouche comme prêt à surenchérir. Nina attrape son portable d'une main et le dos de sa chaise de l'autre puis la pousse brusquement pour la remettre en place. Le siège à roulette claque violemment contre le bureau, l'écran d'ordinateur, la tasse, les dossiers entassés se mettent à trembler et la bouche du collègue se ferme soudainement comme s'il avait lui aussi reçu le choc. Nina n'attend cependant pas de savoir si cet imbécile a bien décidé de se la fermer et fait claquer ses talons bien plus fort que d'ordinaire en s'éloignant vers les toilettes. Elle ignore tous les regards qu'elle croise, les yeux rivés sur la tache qui semble s'être agrandie. Il est foutu, se répète elle, les mains figées en poings. Elle passe à côté des éviers, du savon, des serviettes en papiers, ne leur jette même pas un regard et s'enferme dans un des box de toilettes. Immédiatement, les larmes coulent et se transforment en sanglots. Elle pleure son beau chemisier. Elle pleure cette tâche. Elle pleure sa maladresse. Si elle est si énervée, si dévastée, si honteuse, c'est seulement, uniquement à cause de cela. Non, ses lamentations n'ont rien à voir avec les événements des dernières semaines. Elle ne pleure pas son ex-petit ami. Elle est passée à autre chose, ok ? 1 an de relation, c'est pas énorme quand on y réfléchit. Et puis, c'est un véritable con. Certes, elle ne l'aurait sûrement pas aidé à entrer dans cette boite si elle avait su qu'il la tromperait aussitôt fait. Non, elle ne pleure pas en pensant à cette autre femme non plus. Bien qu'elle aurait aimé ne jamais la connaître, ne pas devoir lui sourire tous les jours, écouter ses instructions et lui rendre des comptes à chaque fins de services. Que ce soit sa chef ou une inconnue qu'est ce que ça change au final, hein ? Et non, elle ne pleure pas non plus son CDI manqué. Qu'il le garde, ce boulot ! Si il faut coucher avec la chef pour l'obtenir, elle lui laisse. Elle finira son CDD et trouvera un meilleur job, mieux payé, avec le treizième mois, un bon CE, et loin, très loin de ses deux êtres qu'elle hait. Non, ce n'est pas pour ça qu'elle pleure. C'était son chemisier préféré, vous savez...
Dans un de ses poings fermés, son portable se met à vibrer brièvement. Elle stoppe momentanément ses sanglots comme rappelée à la réalité. Elle arrache sans précautions quelques feuilles de papier toilettes et essuie ses joues avant d'ouvrir le message envoyé par son meilleur ami.
« Devine qui vient de décrocher un rôle dans un drama ? »
Elle n'a même pas le temps de réfléchir à ce qu'elle vient de lire, un second message apparaît.
« Moi. »
