La vie vue d'en haut

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— Lucie, j'ai un problème de taille.

Ma meilleure amie se tourne vers moi, les lèvres pincées, se retenant clairement de rire. Fatiguée par ses allusions à deux balles, je pose mes poings sur les hanches et la fixe d'un air qui se veut mauvais. Mon comportement puéril ne fonctionne pas avec elle, alors elle se contente de lever les yeux au ciel. Elle me connait assez bien pour savoir que je ne lui en veux jamais très longtemps.

— Franchement, tu viens de faire la blague de l'année, Joséphine, se justifie-t-elle. Avoir un problème de taille, c'est un comble pour une fille qui mesure un mètre quatre vingt quinze.

Et elle continue.

En réalité, le comble pour la géante que je suis, c'est de porter le nom de l'ange gardien nain que l'on voit à la télévision. Cette vanne de mauvais goût me poursuit depuis le début de mon adolescence, quand j'ai commencé à dépasser tous les gamins de mon âge de deux bonnes têtes. J'ai beau avoir vingt ans aujourd'hui, il ne se passe pas un mois de ma vie sans que quelqu'un se marre en entendant mon prénom pour la première fois.

— T'es conne, lancé-je sans le moindre sourire. Je me demande encore pourquoi on est copines.

— Parce que je suis la seule à accepter de choper des torticolis pour te parler, rétorque-t-elle avant d'exploser de rire.

Cette fois, je ris avec elle. Comment peut-il en être autrement ? Il n'y a bien que les moqueries de Lucie qui ne me blessent pas réellement.

— Bref, c'est quoi ton problème de taille ? renchérit-elle avec un sourire en coin.

— Je me suis inscrite sur Tinder.

Ma meilleure copine ouvre la bouche en grand, choquée par mes propos. J'ai toujours été une fervente opposée aux sites de rencontre. Elle doit être étonnée que moi, Joséphine Kernevel, je saute le pas du commerce humain sur internet.

— Et... ? demande-t-elle, certainement pressée de savoir en quoi c'est un problème.

— J'ai mis sur mon profil que je mesure un mètre soixante-dix et demi, avoué-je, les joues rouges de honte.

Encore une fois, j'aperçois un sourire railleur sur les lèvres de Lucie. Je ne peux même pas lui en vouloir. Je sais à quel point je suis ridicule. J'ai toujours envié ces filles qui peuvent se vanter de dire une phrase du genre : « Je mesure un mètre soixante-cinq et demi » en ricanant niaisement et en appuyant bien sur le « et demi » pour se grandir un peu.

Parce qu'elles le peuvent.

Le seul avantage pour moi, c'est de pouvoir changer des ampoules sans avoir à monter sur une chaise.

— Tu sais, à vingt-cinq centimètres près... se gausse Lucie.

Je vais l'étrangler.

Je remonte le col de mon tee-shirt sur mes yeux, tentant de cacher la gêne qui s'empare de plus en plus de moi. Elle me connaît par cœur. Elle sait ce que j'ai subi durant toutes ces années. Les pantalons trop courts que me faisait porter ma mère. Les portes trop basses que je me prenais en pleine poire. Les séances de kiné à répétition pour soigner mes problèmes de dos. Le harcèlement du prof de sport pour que je fasse du basket alors que je ne rêvais que de ping-pong.

Elle sait que ces vingt-cinq centimètres représentent bien plus pour moi que la taille du pénis de Rocco Siffredi.

— De toute façon, je te connais, Jo', renchérit-elle. Tu vas allumer des mecs, cachée derrière ton écran, mais tu ne franchiras jamais le pas de la rencontre.

La vie vue d'en hautOù les histoires vivent. Découvrez maintenant