Plongée en abyme

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Paresseusement allongée sur mon lit je bouquinais. Je ne sais comment mes pensées se sont échappées, ni à quel moment. Mon livre me passionnait pourtant. C'est un peu comme si j'avais soudain plongé entre les pages, comme si elles m'avaient absorbée. Telle Alice, je tombais sans douleur et sans peur, une plume dans un souffle léger, léger.

Soudain, je le vis, le peintre. Vêtu d'une de ces blouses bleues, un béret sur la tête, il se tenait devant le chevalet, absorbé, extrêmement concentré, dans un jardin exubérant. Comment se faisait-il que je connaisse son nom? Paul Legendre! Il a 38 ans, il vit à Caen, et cette année là, en 1968, il peint le portrait de Marie, la jeune épouse du notaire, le notable de la ville. Il est déjà très avancé, ce portrait, le peintre travaille les détails et ne regarde plus que brièvement son modèle. C'est un portrait assez classique pour l'époque, mais Paul ne manque pas de talent. Pourtant sa mine est grave et fermée, et je ressens presque physiquement la tension qui l'habite. Il n'est pas heureux de faire ce portrait. Il voudrait être à des kilomètres de son atelier. Mais pourquoi? Oh! Il est amoureux de cette femme! Le pauvre, obligé de peindre le portrait de la femme de ses rêves pour la plus grande joie de son mari, un vieux notaire bedonnant. Marie l'a épousé sans amour, contrainte par sa famille. Je ne peux détacher mon regard de ses yeux infiniment tristes.

Elle tient une lettre qu'elle regarde sans la lire. Elle l'a déjà lue tant de fois, elle en connaît chaque mot, chaque virgule. C'est une vieille lettre, très abîmée, à l'encre presque effacée. Une lettre de son grand père, envoyée depuis le front, en 1915. Il y exprime le froid, la misère et la peur. Mais il donne aussi des conseils et recommandations à sa femme et aux enfants qui doivent être sages et obéissants pour aider leur mère. C'est une lettre très émouvante par l'horrible réalité que vivent toutes ces familles déchirées par la guerre, mais aussi par le style, le langage de cette époque, la gravité des mots, et l'écriture aussi, la graphie très scolaire, avec de belles majuscules, les pleins et les déliés de l'écriture à la plume. Bien sûr, plus que tout cela, ce qui émeut Marie, ce sont les souvenirs attachés à cette lettre, son grand père si droit, si juste et si sévère, qui n'avait jamais rien voulu raconter mais portait sur le visage les marques indélébiles de la grande souffrance. Il riait peu mais il était infiniment aimant et respectueux vis à vis de sa femme.

Je le vois, penché sur la table de la cuisine. Il écrit un poème au crayon, dans un petit cahier à la couverture rouge. Plongé dans ses pensées, il semble écouter une voix intérieure, un léger sourire flotte sur ses lèvres. Ce ne sont pas des mots qu'il entend, ce sont des sons, de la musique ! Son poème évoque la musique de Fauré, ses chansons en particulier. Quand il était jeune, avant la guerre, Jules jouait du piano, il adorait Fauré et sa modernité. Pendant la guerre, cette musique l'avait soutenu, d'autant qu'il se sentait proche de celui qui avait été soldat durant la guerre de 70.   C'est pour cela qu'à présent il écrit ce poème, comme un hommage et un remerciement au compositeur.


Gustave Fauré a 21 ans en 1866. Il compose dans l'ombre, sans aucun succès. Il est envahi de doutes sur lui-même et sa musique. Il est amoureux d'une jeune femme qui ne connaît pas même son existence. Il lui écrit une chanson, non pour l'émouvoir ou la séduire, mais pour garder la mémoire des sentiments profonds qui le hantent. Quelque chose en lui est conscient que ces tourments sont le ferment de sa musique, et que sa musique est pour lui bien plus qu'un moyen de subsistance,  une nécessité vitale. Louise, qui éveille chez Gustave de si tendres émois,
n'a guère plus de quinze seize ans. Fraiche et douce, elle semble aussi légère que lui est tourmenté. Il détruit ce qu'il compose presque au fur et à mesure, tandis qu'elle joue encore à poursuivre son jeune frère à travers les champs de coquelicots. Comme il aime sa joie de vivre!

Cette légèreté, Louise la doit à sa mère. Elle est professeur de danse. La voici toute jeune à son tour, le jour de son grand ballet, le 12 janvier 1842. Comme elle a travaillé dur pour en arriver là. Ce soir, c'est l'heure étoilée de son triomphe. Elle a le premier rôle dans La Sylphide, un ballet romantique. C'est le rôle de sa vie! Elle est prête à faire son entrée. Comme elle est concentrée, émue mais en pleine possession de chaque muscle de son corps parfait. Elle va triompher!

C'est à l'instant de son entrée sur scène, aérienne,  que je sortis de ma rêverie. J'étais là, sur mon lit de nouveau, émerveillée, exaltée, presque incrédule! J'avais visité le passé! J'ignorais par quel miracle j'avais ainsi eu accès à ces visions, mais j'avais compris une chose essentielle : au fil du temps les émotions perdurent et circulent, et nous, pauvres êtres sans talent, avons l'incroyable chance d'en être les héritiers et les passeurs. Nous sommes les réceptacles de toutes les émotions passées dont les arts sont les révélateurs et qui sont la source de toute création. L'artiste seul n'est rien sans ses muses, ses tourments, ses admirateurs et ses détracteurs. Il nourrit son œuvre des émotions de tous, depuis toujours. Et par ses œuvres il nous offre un langage pour nos propres émotions, nous permettant ainsi de participer de l'énergie vitale universelle.

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⏰ Dernière mise à jour : Feb 09, 2018 ⏰

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