Peur du noir

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Vous me regardez comme si j'étais fou.

Je le suis peut-être, mais peut-être pas. Peut-être que c'est moi qui suis dans le vrai et que c'est le reste du monde qui est fou. Comment savoir ? Ce n'est pas comme si j'étais le seul à avoir ce problème. Non, je ne suis pas seul. Même vous qui me regardez avec ces yeux qui disent « tu es complètement cinglé mon garçon », vous avez eu peur comme moi un jour. Quand vous étiez enfant et que vous regardiez sous votre lit le soir pour vous assurer que rien ne s'y cachait. Quand vous ouvriez les portes de votre armoire en grand, d'un coup sec pour surprendre le monstre. Ne me dites pas que vous ne l'avez jamais fait. C'est forcément arrivé. Moi, je le fais encore parce que je sais. Je sais ce que les enfants doivent savoir instinctivement et ce que les parents font semblant d'avoir oublié.

Je vous parle d'instinct parce je crois que c'est ce que c'est. Un instinct de survie. J'ai toujours pensé que les enfants avaient un instinct de survie plus développé que le nôtre, en quelque sorte. Je veux dire : un nourrisson ne sait pas ce qu'est la faim, je me trompe ? Vous comprenez ce que je veux dire, ça n'a pas vraiment de sens pour lui, les mots n'ont pas de sens. Il ne sait pas que c'est la faim qui provoque les gargouillis de son estomac ; pourtant on apprend pas à un bébé à téter. On ne lui donne pas de cours - il le fait tout seul, ça lui vient naturellement. D'instinct, il sait qu'il doit manger, et d'instinct, il sait qu'il doit se méfier du monstre qui se cache dans son placard. C'est ce que je crois.

Ça a commencé le 21 décembre 2015 à 15h54. Vous connaissez mon aversion pour l'hiver. Si mes « crises d'angoisse » comme vous dites, sont particulièrement violentes le 21 décembre, c'est parce que c'est le jour le plus court de l'année. Tous les ans c'est la même chose : le décompte commence trois ou quatre jours avant. Dans les médias, sur internet et même dans les revues scientifiques. J-3, J-2, J-1...Tout le monde s'enthousiasme du jour précis, de l'heure précise d'entrée dans l'hiver. Pour moi, c'est insupportable. Comme si j'entendais le monde entier scander le compte à rebours avant ma mort.

Bref. Le 21 décembre 2015 à 15h54, je suis rentré du travail. J'étais fatigué. Peut-être que je pensais à ce que j'allais manger le soir, ou peut-être que je pestais intérieurement contre ma connasse de patronne qui prenait un malin plaisir à me harceler - elle me faisait penser à ces affreux petits chiens aux aboiements hauts perchés. Toujours est-il que dès que j'ai passé le palier de mon appartement, j'ai su. J'ai su que ce ne serait plus pareil, plus jamais. C'est difficile à comprendre, je sais. Mais on en revient encore et toujours à l'instinct. L'angoisse est montée dès que j'ai posé le pied chez moi. C'était inexplicable, incompréhensible, et pourtant c'était bien réel. Mon cœur s'est affolé, mes mains sont devenues moites et ma respiration saccadée. Mon corps savait qu'il y avait un danger.

Et pourtant, je suis quand même entré. Il était 15h54, je le sais parce que j'ai regardé mon téléphone à ce moment-là. Comme si je savais que c'était important. Il faisait encore jour à cette heure. Ma petite fenêtre éclairait toute la pièce, il n'y avait pas une miette d'ombre, et je suis certain que c'est ce qui m'a fait entrer.

Et aussi vite qu'elle était apparue, l'angoisse s'est envolée.

Je me suis trouvé sot. Je me souviens avoir déposé mon téléphone dans un coin, face contre terre, comme si d'une manière ou d'une autre, je le tenais pour responsable. Et puis je n'y ai plus pensé, tout simplement.

J'ai donc fait comme d'habitude : je me suis assis sur le canapé, j'ai allumé la télévision, et j'ai laissé mon cerveau se vider. Je me souviens qu'aux infos, ils parlaient de l'incendie de la tour du quartier beauregard. Dix-sept étages et trois cents trente logements remplis d'étudiants. Si ma mémoire est bonne, l'incendie a fait quatre-vingts douze victimes. A ce moment-là, on n'en connaissait pas encore la cause. C'est bien plus tard, alors que l'affaire ne faisait déjà plus la une que j'ai lu le témoignage de la jeune pyromane de dix-neuf ans ans. Vous connaissez son nom ? Amanda Braun. Pas de casier judiciaire, aucun antécédent psychiatrique. C'était une étudiante sans histoire avec une vie parfaitement banale. Une nuit, elle a allumé le gaz dans son studio et elle a craqué une allumette. Elle a déclaré qu'il y avait quelque chose chez elle. Je sais que vous voyez où je veux en venir.

Peur du noirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant