J'ai la boule au ventre. Je ne veux pas rentrer à la maison. Je me suis emporté en classe, j'ai frappé mon voisin de table. Il s'était moqué de mon père, trop maigre, trop vide de regard. Il fait peur oui, mais ça reste mon père. Mon poing est partie, tout seul. Je crois que j'ai exprimé mon désespoir par la violence, et je ne me sentais pas de l'expliquer à cet inconnu de père. Quand j'ai posé mon sac dans le corridor. Quand maman a regardé, affrayée ma main bleuit. Quand mon père s'est levé brusquement de son fauteuil et a attrapé l'épaule de maman. J'ai craqué. J'ai hurlé qu'on me dégage ce père qui m'avait poussé à défigurer l'un de mes camarades et qui me rendait monstrueux aux yeux de ma propre mère. Je me suis enfermé dans un mutisme douloureux tout le week end.
Je n'ai su dormir les jours suivant. J'ai réemménagé dans la chambre rectangulaire de mes six ans. Nous n'avions jamais réellement réouvert la porte après le départs de mon père. Mon matelat doit être changé. La nuit, nous sommes les même tous les deux, nous cherchons le sommeil. Je tourne dans mon lit, il tourne dans la cuisine. Ça fait une semaine qu'il est rentré et une semaine qu'il fouille d'une heure à trois heure du matin dans le frigidaire. Je crois que c'est un rituel, peut être bien que c'est ce qu'on apprend à la guerre, et que tous les papas qui rentrent font ça en souvenir des événements. Hier, je suis allé entrevoir ce qui se passe dans cette cuisine. Assis sur une chaise, il fixait pensivement le mur immaculé de la pièce. Je crois qu'à la guerre, les hommes méditent.
Le lundi, maman ne me renvoie pas à l'école. Je suis content. Moins lorsqu'elle a expliqué que c'était pour passer la journée en famille. Elle a dit que nous allions au cinéma. Le film à l'affiche est Le gorille a mordu l'archevèque, de Maurice Labro. Je suis stressé, c'est la première fois que je vais au cinéma. Je crois que c'est aussi le cas de mon père. Il est nerveux. Il rechigne à s'installer près de l'écran, préfèrant être près de la sortie. Il ne lache pas du regard le filet de lumière qui sort sous la porte de la salle. Il ressemble beaucoup à mon voisin de classe, celui que j'ai frappé. Non, je n'ai pas envie de frapper mon père, mais mon voisin a très peur du noir. Il s'amusait à nous montrer sa collection de bougies dans la cours de récré, se vantant de maîtriser le feu. Mais en classe, il a dit à son meilleur ami que c'était pour ne jamais être dans le noir quand il dort. Je crois que mon voisin apprend secrètement les techniques de la guerre, que mon père a lui même apprise. Je n'ai rien compris du film.
Le midi, maman a fait cuisiné un mouton, il y a plein de légumes, et même des épinards à la crème. Mon père s'est contenté de machouiller un morceau de viande silencieusement. Maman a fait un gâteau en dessert, elle l'a découpé en six parts égales. Elle cherche dans le buffet de la salle de séjour une assiette pour les restes de mouton. Mon père fixe le gâteau bizarrement, comme si celui ci le provoquait. Il se lève. Brusquement. Prend une part. La jette. Elle s'écrase. Sur ce mur anciennement immaculé. Il voit que je le fixe appeuré. Il en frissone. En tremble. Il attrape le quignon de pain que je devais donner aux canards et le mange. Maman crie, elle a vu son ouvrage éparpillé en miette sur le sol de la cuisine. Mon père sort de la pièce, et de l'apartement. Je crois qu'il est arrivé une décennie trop tôt. Je crois qu'il a voulu me montrer comment être humble et se contenter de peu. Le mouvement hippie que j'intègrerais quelques années plus tard lui aurait beaucoup plus. Mais il a vexé maman, il ne reviendra que très tard ce soir. Je crois que c'est la guerre qui lui a appris à être humble, maman me racontait qu'il était grand fêtard lorsqu'ils s'étaient rencontrés.
Ça fait un mois qu'il est à la maison. J'aime bien jouer aux échecs avec lui. Les parties sont très courtes, il n'aime pas rester sur une chaise plus de vingt minutes, et si c'est le cas, il faut que nous nous mettions dans une pièce face à la porte. En classe, je n'arrive plus à travailler puisque je suis dos à la porte. La maîtresse a convoqué ma mère. Mon père y est allé à sa place. Je crois qu'il est douer en négociations : le lendemain la configuration de la salle de classe avait changée. Mais maintenant, la maîtresse, d'habitude si sévère, fixe apeurée la porte. La guerre apprend visiblement à convaincre aussi. Je suis allé le voir. Je lui ai demandé si il voulait faire politique ou être marchand, de jouets si possible. Il a rit. Pour la première fois, ce n'était pas un rire jaune. Il m'a soulevé et m'a callé sur son épaule comme un sac à patates, et s'est rendu dans la boutique la plus proche pour m'offrir un carré de chocolat. Il a commencé à chercher du travail, et dès le second jour, il en a trouvé un dans une usine de conserves. Je crois que la guerre trouve du travail.
Notre voisin est riche. Il a une belle automobile. Les adultes du quartier le jalouse et les grands de l'écoles en font leur cible principale depuis qu'il s'est installé. Ils n'ont pas froids aux yeux les grands. Ils nous racontent souvent comment ils s'infiltrent dans les épiceries pour voler des friandises. J'aimerai bien être courageux comme eux. Ils ont bidouillé l'automobile de mon voisin. Avec mes parents, nous marchons pour aller à la messe. Notre voisin prend l'automobile bidouillée pour s'y rendre. Le pot d'échappement explose. Mon père s'est précipité sur moi et m'a plaqué au sol, il a tiré la cheville de maman pour la faire se coucher. Elle a eu mal en tombant. Moi aussi. Nos vêtements du dimanche sont plein de terre. Mais mon papa vient de me montrer comment se protéger en cas de bombardement mais aussi comment aider les autres. Je suis fort maintenant puisque je suis en mesure de sauver la vie des autres. La guerre a appris à mon père à être courageux.
Mon père ne doit pas simplement être présent pour être Papa. Mais il est absent, absent au monde. Dans les histoires, les sages et magiciens ont l'air eux aussi absent au monde. Si la guerre a fait de mon père l'un d'eux, j'aurais préféré qu'il soit idiot. Mais il est idiot. Sage et idiot.
Avec mes amis on a voulu imité les grands de l'école. Nous avons construit des couteaux et des révolvers en carton, un grand nous a apris à imiter le bruit des armes. Je veux impressionner ma bande. Je m'entraîne beaucoup à la maison, sur mon ours en peluche surtout. Ce soir ma mère me raconte une histoire de cow-boys pour m'endormir. Mon père sur le pas de la porte nous observe. Je veux aussi l'impressioner. Lui montrer que je peux veiller sur Maman. J'exécute la danse des imitations. Son visage se crispe. Je continue. Son visage rougie. Je continue. Son visage disparaît sous la colère. Je continue. Il s'avance vers moi. Je pointe vers lui ce révolvers de carton que j'aimerai vrai. Je tire. Il lève la main et l'abaisse.
« -Non ! » maman pleure.
Il m'arrache des mains les objets de carton. C'est moi qui pleure. Il les brûle dans la cuisine. Idiot de l'avoir fait comme ça. Sage de vouloir faire passer un message que je ne comprendrai que dans plusieurs années.
Mais j'ai eu ce que je voulais, le lendemain, il est parti. Je crois qu'il est retourné à la guerre. Sa guerre. Celle de son esprit me dira ma mère. Cela le rendra-t-il plus sage et plus fort que la Guerre ne l'a déjà rendu ?
Je ne serai pas dupe. Je comprendrai que la guerre lui a fait du mal, comme à moi, à ma mère, à sa mère, à son père, à ses amis, peut être même à sa professeure préférée qui se demanderait pourquoi elle lui a appris tant de choses si c'est pour se faire tuer, ou à son médecin qui se demanderait pourquoi il l'a guéri si c'est pour se faire tuer, le marchant de crèpe, qui se demanderait pourquoi il l'a rendu si heureux à chaque crèpes si c'est pour se faire tuer.
Mais en partant, il nous a protégé. En partant il est devenu mon Papa, et j'en suis reconnaissant.
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Une Guerre Prend, Une Guerre Apprend
General FictionRetour de la guerre, un fils ne reconnais pas son père