Cela faisait à peine trois semaines en septembre1968 que j'avais débarqué à Lagos, alors capitale du Nigéria. Le pays était en guerre ; la guerre civile du Biafra dévastait l'Est du pays, mais épargnait Lagos sous la coupe des militaires qui faisaient régner un ordre et une sécurité qui seraient bienvenus de nos jours ; on pouvait sortir la nuit en toute impunité à cette époque.
J'habitais à Apapa, le port de Lagos, situé à quelques kilomètres à l'ouest du centre-ville. Tard cette nuit-là, je rentrai en voiture après une soirée arrosée. La route était déserte et je roulai vite, trop vite compte tenu du revêtement de la chaussée. Avant d'arriver au port, la route empruntait un long tunnel jamais éclairé la nuit. Au milieu du tunnel, j'aperçus dans la lumière de mes phares un soldat en treillis, tenant son fusil en bandoulière. Il ne me fit aucun signe. Je décélérai légèrement, le pied sur la pédale de frein, et après l'avoir dépassé, je le vis dans mon rétroviseur épauler son fusil et me viser. Je freinai alors tant que j'ai pu et m'arrêtai sur le bord de la route. Il arriva en courant :
– Why no stop front of me ? me demanda-t-il, dans son pidgin Yoruba.
– Sorry, i didn't see you in the blackness, lui répondis-je.
Le fait que je ne l'ai pas vu dans le noir (blackness) le rendit furieux. Il m'accusa de façon vindicative de racisme et de conduite dangereuse. Il me confisqua mon permis de conduire et il me convoqua au poste de police le lendemain à quatorze heures. À cette époque mon anglais était balbutiant. Aujourd'hui, dans les mêmes circonstances, tard dans la nuit et même un peu ivre, je ne dirai pas à un Africain de ne pas l'avoir vu dans le noir. J'emploierais de préférence darkness, l'obscurité, le mot juste.
Le lendemain, très inquiet de la suite des évènements, sachant combien les Nigérians étaient susceptibles à propos du racisme, je suis arrivé au commissariat avec dix bonnes minutes d'avance. Le poste de police était vide à part un garde qui me fit assoir dans le couloir devant le bureau du chef de police. Quelques minutes après, un officier de police, bâti comme un catcheur, arriva et me fit entre dans son bureau.
– Qu'est-ce qui vous amène, me demanda-t-il ?
Je lui racontais mon histoire et quand je lui répétait ma réponse : « I didn't see you in the blacknes, » il éclata de rire et pris de fou rire, il se tapait sur les cuisses de joie.
– That's one of the best i heard. I didn't see you in the blacknes is a beauty.
Sur ces entrefaites, le policier entra dans le bureau, se mit au garde-à-vous, puis pointant le doigt vers moi, dit au gradé :
– Dangerous driver and that man is a racist, vociféra le policier.
– How could he see you in the blackness, rétorqua le gradé qui repartit à rire à gorge déployée.
Une fois calmé, l'officier me fit donner mon permis de conduire et avec un grand sourire, il me fit signe de rentrer chez moi.
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Noir c'est noir
AdventureEn 1968 à Lagos au Nigeria pour aller au port d'Apapa où j'habitais, on devait passer sous un tunnel non éclairé. A cette époque la guerre civile faisait rage entre le Biafra et l'état fédéral dont la capitale était Lagos et le tunnel était garder p...