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Rêver dans ce monde dévasté par la guerre semblait indispensable; malheureusement ce plaisir nous avait été arraché bien trop tôt, seul le désespoir occupait nos pensées.
Malgré tout, il m'arrivait quelques fois de rêver, lorsqu'une lueur d'espoir s'emparait de moi. Cette nuit-là, j'avais fait le plus beau des rêves. Nous survivions tous les deux à cette horrible guerre et l'armistice avait été signée. Épuisés par de longues années de service dans l'armée, nous nous étions reculés au beau milieu de la campagne et nous vivions ensemble, paisiblement, à l'écart de tous, là où l'air n'avait pas encore été souillé par de belles paroles. Des paroles pleines d'espoir que l'on ne cessait de nous dire et que je ne cessais de répéter aveuglément; pourtant nous savions tous à quel point elles étaient hypocrites.

C'était à peu près le discours que je lui tins. Il me fixait, je pouvais sentir du dégoût dans son regard.

- Comment peux-tu rêver d'une telle chose après tout ça? C'est pas le moment pour me faire part de tes fantasmes.

Le sergent, debout face à moi, haussa le ton: était-il en colère? Ou seulement dépassé par la situation? En quelques secondes, les événements présents me ramenèrent à une dure réalité; les débris des maisons avoisinantes volaient sous mes yeux, remuant la poussière et la terre des chemins que personne n'avait foulés depuis des années maintenant.

- Colonel! hurla désespérément l'un de mes hommes.

Je tournais la tête, ainsi que tous mes soldats. Pendant un instant, je crus que le temps s'arrêtait, que la scène ralentissait. Il était là, devant moi, le visage déformé par la peur et l'angoisse. Une pierre, grosse comme sa tête, le heurta de plein fouet dans un grondement sourd. Son abdomen se troua avant que son corps ne s'étalait lourdement sur le sol, un cri étouffé s'échappa de sa gorge.  Les regards se tournèrent vers moi,  horrifiés. Ils attendaient tous que je les sorte de là.
Tout le monde ne survivrait pas. Nous avions été encerclés dans un village en ruine par l'armée ennemie. Même avec mon meilleur plan, il y aurait des pertes. Cependant le temps commençait à manquer, il fallait agir.

- Tu veux vraiment qu'on se retire après la guerre ? lança le sergent tout en me fusillant du regard. Réponds-moi, Chris!

Il leva la voix; subitement, les soldats autour de nous reculaient. Je ne m'étonnais pas qu'il s'emporte, c'était dans ses habitudes, toujours nerveux et violent.

- Tu veux qu'il y ait un avenir  pour nous deux, oui ou non ? ajouta t-il, murmurant presque, afin que je sois le seul à l'entendre.

Ses paroles me glaçaient le sang; j'avais peur de ne pas les comprendre, de mal les comprendre. Son regard persistait, il me pétrifiait.

- Tu as déjà baissé les bras?  Tu me déçois.

Il voulait me provoquer, je le fixais simplement, esquissant un mince sourire.

- Il m'arrive aussi de rêver même si mes nuits sont courtes. Dans l'un d'entre eux, la guerre ne nous tourmentait  pas, nos amis ne mourraient pas et nous, nous étions là, nos regards se croisèrent, puis il reprit: Tout ce qui avait fait de cet endroit un enfer avait disparu. On dit que les lois qui nous régissent sont là pour que les hommes s'entre-aident et cessent de se déchirer les uns les autres. Je n'y crois pas. J'ai vu jusqu'à quelles extrémités un homme pouvait aller pour sa propre survie.

Uriel ne me regardait plus; ses yeux, vitreux, admiraient un avenir loin de tout cela. Ou peut-être ressassait-il des souvenirs dont personne ne voudrait se rappeler? Difficile à dire.

Au-delà de mes rêves.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant