Le regard

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Je me réveillai en nage. Ce rêve était bien étrange, mais j'aurai bien le temps d'y songer plus tard. Je passai ma main dans mes cheveux courts en m'asseyant en tailleur sur le lit. J'avais hâte d'être arrivé et en même temps je n'avais pas envie d'effectuer les sempiternelles tâches qui chaque matin me rapprochaient un peu plus d'une apparence présentable. On ne m'en donnait pas le choix.

Je me levai donc avec peine pour atteindre la salle de bain. Dans le miroir s'avança une figure blême aux yeux sombres encore endormis. Ses cheveux de jais tranchaient avec la pâleur de sa peau et partaient dans toutes les directions sans le moindre semblant de logique. Une barbe de trois jours parsemait son visage de zones plus sombres. Elle prit de l'eau dans ses mains et aspergea son visage en continuant à regarder l'être qui lui faisait face. Il semblait fatigué lui aussi. Après s'être affairé face à elle il lui lança un dernier regard et s'éloigna pour sortir de la pièce.

J'entrepris ensuite de m'habiller ; un jean bordeaux, une chemise bleue foncée avec de fins motifs beiges, voilà qui ferait l'affaire. J'attrapai ma valise préparée la veille, la housse contenant mon costume et mon sac en bandoulière. Je fermai à clef mon appartement et me dirigeai vers la gare.

Les foules du matin se pressaient, bousculant impoliment ceux qui avaient la déplorable idée de s'arrêter au milieu du tumulte. Ayant déjà mon billet sur moi et le train étant déjà stationné sur le quai numéro 3, j'entrai dedans afin de trouver ma place.

Le wagon était étroit, et les motifs sur les sièges étaient aussi audacieux que discutables. En raison de l'éclairage à l'intérieur et de l'absence du soleil au dehors qui n'était pas encore levé, les vitres laissaient voir l'image d'un homme entrer. Il était encore fatigué, comme tous les matins, et comme à chaque fois, il alla s'installer à la place qui lui était attribuée. Il jeta un regard vague vers elle comme s'il cherchait à y voir quelque chose, mais il n'insista pas. Il sortit de son sac une pile de copies puis la regarda à nouveau. Il se mit ensuite au travail sans lui accorder un regard, absorbé par les réflexions sur la poésie qu'avait suscité une citation de Jean Tardieu auprès des élèves qui avaient déversé - probablement en une nuit - l'ensemble de leurs pensées sur le papier. Le voyage s'annonçait déjà trop court.

Lorsque le train ralentit, il rangea les copies dans son sac, récupéra ses bagages et se leva. Après un dernier regard dans sa direction il s'éloigna d'elle et ils marchèrent côte à côte jusqu'à l'entrée du wagon.

Je sortis du train en inspirant l'air frais. La lueur de l'aube blanchissait l'horizon et rosait les quelques nuages fins qui striaient le ciel pâle. L'immense marquise en fer forgé regardait le train repartir tandis que j'entrai dans la gare. Le flot de passagers descendus ici me portait jusqu'à la sortie où je traversai la place, puis la rue pour me rendre dans le funiculaire. Gravir la côte avec tout mon équipage aurait été bien trop pénible. Lorsque j'y entrai, une image estompée entra également. Il la regarda avec attention puis, au travers, il observa le paysage qui défilait très lentement pendant que la lourde cabine de métal gravissait la côte en faisant grincer les rails. Une fois en haut, il se détourna d'elle, et sortit par la porte ouverte.

Je marchais le long du boulevard en lançant quelques regards vers le paysage qui s'étendait à ma droite. Les montagnes couvraient leurs pieds d'un voile de brume qui glissait lascivement derrière les collines. D'un pas assuré, je parcourus les rues et devant chaque vitrine auprès desquelles des commerçants s'affairaient, passait l'image de l'homme. Elle marchait docilement à son côté. Après l'avoir remarqué une première fois, il n'y prêtait plus attention. Celle-ci disparut à l'angle de la rue.

J'entrai dans l'enceinte de l'établissement et allai déposer mes affaires dans la salle des professeurs. Mon sac en main, je me dirigeai vers la salle de classe en haut du bâtiment, cachée par le feuillage épars des plantes grimpantes qui n'avaient jamais été suffisamment arrosées pour fournir un ombrage qui protégerait les élèves de l'ardeur du soleil lors des chaudes journées d'été. Je gravis les marches jusqu'au deuxième étage. Devant la salle, un petit groupe d'élèves attendait en discutant doucement. Je m'approchai et ouvrit la porte avec des gestes rapides; je ne souhaitais pas m'attarder face à elles.

Après avoir refermé la porte derrière moi et posé mon sac sur le bureau qui dominait la salle depuis l'estrade, je montai sur une des tables, face aux fenêtres qui renvoyaient une image. L'homme en face d'elle entreprit d'ouvrir les vasistas et d'enrouler les stores, puis il descendit de la table et accorda un dernier regard à la forme qui le contemplait.

J'ouvris le dossier qui contenait le cours sur l'ordinateur mis à ma disposition et sortis le mien. J'entrepris ensuite d'arpenter la salle en balançant mes bras et en m'étirant. J'entendis la seconde sonnerie. Le silence qui emplissait la salle était teinté par les murmures tamisés qu'on entendait en passant près de la lourde porte bleue.

Etant fin prêt, j'ouvris la porte, laissant entrer les élèves qui ramassaient leurs sacs posés sur le sol du couloir. Tandis qu'ils entraient, je les saluai poliment du haut de l'estrade en esquissant de temps à autre un léger sourire. Alors qu'ils s'installaient je fis l'appel et je vis dans leur regard, l'image de cet homme. Il était étrange, il jouait un rôle - probablement. Il avait la gestuelle d'un acteur de théâtre, il écoutait avec attention les idées étranges que les étudiants lui proposaient, il allait et venait entre le bureau et le milieu des rangées, il consultait parfois brièvement son portable et arborait un air serein sans que quiconque ne sache exactement pourquoi. Les deux heures filaient si vite. La sonnerie retentit. Il rassembla ses affaires et prit congé de la classe. La figure dans leurs yeux disparut avec lui derrière la porte.

Le restant de la journée me parut long. Mais je me retrouvai enfin sur le quai de la gare après le trajet vers chez moi. Je marchai donc vers mon appartement, tirant ma valise, tenant la housse de mon costume, portant mon sac.

Lorsque j'arrivai, je posai tout, et me rendit dans la salle de bain. Dans le miroir s'avança une figure blême aux yeux sombres exténués par les heures sans fin du jour. Ses cheveux noirs tranchaient avec la pâleur de sa peau et ne paraissaient toujours pas vouloir suivre le moindre semblant de logique. Ses joues rasées semblaient ternes et sous son regard apparaissaient des cernes. La figure prit de l'eau dans ses mains et aspergea son visage en continuant à regarder l'être qui lui faisait face. Il était peut-être aussi vide qu'elle. Après s'être affairé face à elle, il lui lança un dernier regard et le reflet quitta le miroir.

Patience, les 14 nuits ne finissent qu'en méprisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant