La fourmi de Toronto

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Toronto. Canada. Après une huitaine d'heures de vol (pas à mon compteur, il faudrait multiplier par six ou sept), j'ai posé les pieds et les yeux sur le Nouveau monde. Le décalage horaire m'offre une journée de trente heures. Le soleil est haut dans le ciel tandis que la nuit tombe à l'intérieur de moi et alourdit mes paupières. Toronto, quatrième plus grande ville d'Amérique du Nord. Toronto, troisième ville la plus attractive du monde. Toronto, ville la plus multiethnique du monde. Les chiffres dansent dans ma tête.

Yonge avenue. Vous saviez ça, vous, qu'il y avait une loi qui déterminait la hauteur des constructions en fonction de la largeur de la rue ? A partir d'une certaine hauteur il fallait mettre la façade en retrait, et ainsi de suite plus on montait, pour ne pas empêcher la lumière d'arriver jusqu'au sol. Ce qui donne aux anciens bâtiments une drôle de forme d'escalier. Ou de pyramide maya... Ça ne doit pas ou plus être le cas ici. Des parois de verre vertigineuses s'élèvent vers le ciel. Des buildings aux formes effilées, arrondies, étagées se succèdent. De temps à autre un ancien bâtiment ramène au siècle dernier, enfin non, celui d'avant, déjà un moment qu'on est au vingt-et-unième siècle, faut que je m'y fasse. Depuis 2000 ou 2001 ? Ah non, je n'entrerai pas dans le débat !

J'avance sur le trottoir. Pas très propre. Tiens, c'est quoi cette enseigne verte et blanche avec une espèce de sirène à l'intérieur ? Il me semble que j'en ai déjà vu une tout à l'heure. Starbucks café. Croisement de Dundas street. C'est pas mal ces noms de rue suspendus dans les carrefours. Au moins on s'y retrouve. Un H&M géant étale ses vitrines à ma droite. Sur ma gauche s'ouvre une place. Des jets d'eau. Une bouche de métro. Un marchand de journaux. Mais rien de Pigalle. Des façades couvertes d'écrans géants diffusent des images qui explosent de couleurs. Le dernier jean à la mode, avec ses clous et ses trous. La barre chocolatée super bonne pour la santé. La chaussure de jogging qui vous fait voler au-dessus du bitume. La meilleure banque, la meilleure compagnie d'assurances, la meilleure agence de voyages. L'image que je me fais de Times square à New York... Je continue à avancer. Queen, Adélaïde, King. Les rues se succèdent. Toutes à angle droit. Pas trop de voitures. Pas du tout de vélos. Des taxis orange et verts pas très jolis. Des corps roulés en boule sur les bouches d'aération du métro. Des hommes, des femmes, des enfants, des vieux, des jeunes, des grands, des petits, des bruns, des blonds, des roux, des bleus, des verts, des percés, des tatoués, des palots, des bronzés, des gens. Nombreux, multiples, serrés...

Les immeubles s'élèvent de nouveau très haut vers le ciel. Je me fraie un chemin dans la foule. Pas stressée, pas pressée, la foule. Attendant sagement que le « petit bonhomme » soit blanc (ben oui) pour traverser. Pas une foule hostile. Pas une foule oppressante. Je croise des regards, je vois des visages, je perçois des mouvements, je capte des rires, j'entends des mots que je ne comprends pas. Encore cette sirène blanche et verte. Encore un Starbucks café. Tout se met à tourner. J'ai l'impression de rapetisser, comme dans un certain dessin animé. Je me sens submergée par cette multitude. Moi qui d'habitude ait une place, pas bien grande, mais une place quand même, un numéro dans une rue, un bureau dans une tour, mon épicerie, ma boulangerie, mes collègues, mes amis, mes connaissances, les gens que j'aime, ceux que j'aime moins, mon cours d'aquagym, mon dentiste, mon fauteuil préféré... J'ai soudain conscience, là, dans Yonge street, adossée au mur du Hockey hall of fame, que je suis une poussière sur cette terre. Même pas un numéro, rien. Tant de gens, qu'ai-je à offrir, moi ? Tous ces êtres humains ici autour de moi, et ces milliards d'autres qui respirent ailleurs sur la Terre, dont je ne croiserai jamais le regard, dont je n'entendrai jamais la voix, qui vivent, qui rient, qui chantent, qui souffrent, qui meurent, à qui je n'offre que ma plus totale indifférence. Je ressens une profonde inutilité, l'impression de pouvoir me rayer de la surface du globe sans que la moindre aile de papillon ne tressaille. Moi qui parfois arrive à ressentir se sentiment merveilleux d'être reliée au monde, de faire partie d'un tout infiniment vaste, je sombre sur ce trottoir grisâtre. Rien, je ne suis rien. Tous ont mieux à offrir que moi. Je cherche des yeux un arbre, une fleur, un brin d'herbe, n'importe quoi pour m'accrocher au monde. Rien. Même pas un mégot de cigarette, il n'y en a pas sur les trottoirs d'ici. Mes pensées s'embrument, je sens mon dos glisser contre la pierre incongrûment semblable à celle des immeubles haussmanniens, je m'enfonce dans le sol, je me dissous...

La fourmi de Toronto (petite leçon d'estime de soi)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant