Prochain arrêt : Eldorado

Partie sans titre 2

20 mars 1933, Eldorado

Monsieur,

Si je vous écris aujourd'hui, c'est parce que je suis face à un cas de conscience qui cisaille mon être en deux. Lorsque vous m'avez vu pour la première fois, il y a de cela une vingtaine d'années, je ne sais pas si vous saviez tout ce que votre intervention allait changer dans ma vie. Enfin, commençons par le commencement.

J'étais jeune, malheureux et terriblement indécis . Oscillant entre ce que je croyais devoir faire et ce que je voulais faire. J'étais dans une suspension permanente, un funambule sur le fil de ma destinée. Vous étiez le coup de vent qui m'a fait dévier de cette ligne, et peut-être même involontairement. J'étais jeune et mon esprit barricadé par des images sans fondements, des croyances dont l'origine se perdait au fil de l'Histoire, des avenirs impossibles, métaphores d'un individu perdu dans la toile du temps. Lorsque vous m'avez pris en photo, avec cet appareil dont j'ignorais l'existence, vous avez esquissé les prémices de ce que je suis aujourd'hui, tel un peintre chronologique.

J'ai arrêté mon quotidien. Reposé la casquette de cheminot dans le vestiaire, dis adieu à ces sons devenus inaudibles dans mon quotidien. J'ai repoussé les doutes, prêts à m'enfermer dans ma routine. J'ai brisé le plafond de verre, m'envolant vers ma destinée.

J'ai voyagé dans tous ces lieux qui me semblaient inaccessibles, découvert des cultures que je n'aurais imaginé. Des vastes plaines d'Amérique aux déserts d'Egypte, des ghettos brésiliens aux théâtres parisiens. J'ai contrasté les univers, traversé les barrières sociales, pour finir aujourd'hui, à Eldorado.

J'ai été surpris de voir votre influence tout le long de ma vie. Je crois que le plus grand choc était à mon arrivée au Mexique. Ce peuple qui pendant des années a vécu sous la dictature. J'ai parlé, échangé, appris. En quelques mois, j'ai trouvé des dissidents. Des artistes, des professeurs, des commerçants le jour, devenaient activistes et protestataires la nuit. Ce n'était pas mal. Ces hommes voulaient être libre, comment aurais-je pu le leur reprocher ? Mais ils ont versé le sang dans leur sillage, laissant leur pays dans un état de guerre civile. Lorsqu'ils sont devenus plus nombreux, on a commencé à voir des réponses du gouvernement mis en place. Tlatelolco garde encore les traces d'une répression sans discernement. Je suis devenu un des leader du groupe, bien que je déteste cette appellation. Et c'est lorsque mon portrait a été peint sur un mur d'un quartier mexicain, que j'ai trouvé votre photo. En un instant, mon esprit s'est enfoncé dans le passé. Cette période où je n'aurais su me mouvoir, cette période où j'avais un métier, un ennui profond et une stabilité constante. Je me suis surpris à envier mon passé, où je n'avais qu'à lancer le départ des trains. Je crois que c'est ce que j'ai toujours fait. J'ai lancé des trains.

Je suis devenu un symbole, un rêve d'espoir et d'une trêve. Je me suis senti tellement libre, ivre de liberté, de changer le monde à ma façon. Et je me suis perdu. Dans un univers qui n'était pas le mien, dans des lieux qui ne m'appartenaient pas. De quel droit avais-je pris le commandement de cette révolution ?

J'ai appris à lâcher prise. A laisser le temps au temps. Alors oui, aujourd'hui, je me suis trouvé. Mais ai-je vraiment été libre de réagir comme je le souhaitais ?

Votre photo m'a obligé à modifier ma vie. Puis les événements se sont enchaînés. Chacun amenant le suivant. Et à chaque fois, cela me ramenait à vous. Vous avez été l'élément déclencheur. L'aviez-vous prévu ?

Je vous vois à travers la fenêtre de ma chambre parisienne. Oui, c'est un retour aux sources voyez-vous. La dernière fois que je vous ai vu, il y a une dizaine d'années, vous m'avez dit de continuer. Vous n'avez pas changé. Un jour vous lirez cette lettre. Peut-être ce soir, peut-être demain. Et j'imagine que dans 20 ans, vous serez à mon chevet, à m'accompagner jusqu'aux portes de la mort. Vous n'aurez pas changé.