Le hic, c'est que Léon Icare n'est pas intelligent.
Il fait une faute aux deux mots (l'orthographe n'est pas son fort). Il rate les tests de calcul mental (les mathématiques non plus). Il peine à se remémorer des dates et des noms importants et son accent anglais laisse à désirer. Léon Icare n'a ni le sens de la logique ni la notion de justice.
Léon Icare échoue partout, tout le temps, et lamentablement, même dans les matières « récréatives » : il dessine comme un pied, il danse comme un éléphant, et il chante comme une casserole.
Non, Léon Icare n'est vraiment pas intelligent.
Ce matin, c'est la rentrée scolaire. Léon Icare sort de la maison avec son grand frère Charles Lazarus, qui cumule les notes parfaites et les exploits - c'est le champion de la famille. Léon Icare en est le petit mouton noir, le jouet brisé, la craque dans le mur, la gomme sous le pupitre.
Les deux frères montent dans l'autobus; Charles Lazarus rejoint ses amis au fond tandis que Léon Icare demeure debout, en plein chemin, bousculé par les déplacements incessants des passagers. Mais le garçon ne manque pas d'imagination, et c'est bien la seule aptitude que ses parents puissent vanter. Aussi se met-il à imaginer les quotients intellectuels de la masse hétéroclite d'élèves qui placotent, lisent ou dorment, debout ou assis, autour de lui. Il en reconnaît certains, vétérans des années passées. D'autres visages lui sont parfaitement inconnus (à moins qu'il les ait oubliés en même temps que ses tables de multiplication). Lesquels seront dans sa classe, cette année? Difficile à dire... Le plus souvent, l'intelligence ne transparaît pas dans l'apparence de la personne (sauf pour les cas extrêmes). Par exemple, lui, Léon Icare, porte de grandes lunettes rondes et sa chevelure brun foncé et moutonnée lui donne un peu l'air d'Einstein (oui, oui, de profil, un peu...) - ce n'est pourtant pas une lumière.
Léon Icare n'a plus le temps de se faire une idée sur ses possibles futurs collègues de classe. Plus de la moitié des élèves, dont Charles Lazarus, sort du véhicule; l'autobus se vide. C'est le premier arrêt, celui des intelligents. Il faudra attendre le second pour que Léon Icare et la quinzaine d'écoliers restants descendent à leur tour. Ce qui est fait deux minutes plus tard.
Les enfants s'engagent sur un petit chemin sinueux et cahoteux qui passe à travers bois. C'est long, c'est plein de moustiques et de mouches et ce n'est vraiment pas pratique pour les pauvres quelques-uns en chaise roulante. Mais, d'abord et avant tout, c'est caché du reste du monde. Il ne faudrait pas que les idiots soient vus... Enfin, ils atteignent une porte. Sur la vitre, une inscription : « Entrée des "moins" » - c'est bien eux. Les moins (les moins que rien, les appelle-t-on entre intelligents). Léon Icare prend les devants et va ouvrir la porte pour les autres, courtois. Il suit le dernier rentré et ferme la porte derrière lui.
Les « moins » arrivent dans une petite pièce aux murs sales ne contenant qu'un ascenseur. En réalité, un mince couloir relie leur minuscule entrée grise à celle, plus grande et plus propre, des autres élèves, mais elle est tellement bien dissimulée que les moins n'en ont pas conscience. Léon Icare pèse sur un bouton, et aussitôt la cage se présente à lui. Il va à l'intérieur de la boîte métallique de dimensions réduites sans un mot, tous le suivent et s'y entassent comme des sardines. Les enfants sont coincés, sans oublier que les chaises roulantes occupent nettement plus de place.
Alors que les portes se referment, une fille arrive en courant. Elle lève les bras et crie : « Attendez-moi! S'il vous plaît! » Léon Icare obtempère docilement. Il retient la porte avec ses mains le temps que la fille se joigne à la conserve de sardines. Elle le remercie timidement, et Léon Icare lui répond par un sourire. Le petit groupe garde le silence pour le restant de leur descente au sous-sol, leur étage assigné.