Décembre: rencontre.

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Une vague gelée vient frôler ses pieds, sans violence, sans fracas. Seulement avec le bruit doux des milliers de gouttes qui s'écrasent sur le rivage, rejetés par cette immensité opale qui aujourd'hui ne reflète que les nuages sombres et sereins. C'est marée basse, dès qu'il l'a su, il a enfilé ses baskets marines et a suivi ses parents sans rechigner, bienheureux de partager avec eux un moment de tranquillité, loin des plaintes et des bruits incessants des écoles de théâtre. Loin de la rive, il les observe un instant s'embrasser, deux silhouettes figées se détachant de la falaise abîmée, puis replonge son regard à l'horizon.

Ses amis sont restés chez eux, fatigués de son désir masochiste de promenade au bord de la Manche en plein mois de décembre. Certains sont à Lille, certains cloitrés au chaud à terminer une longue dissertation sur laquelle ils pleurent, bien loin des promesses et des rêves faites dans le souffle iodé de la nuit, au cœur du mois de juillet. Seulement deux le suivent parfois, ils se rejoignent, ils discutent, ils rient comme avant. Mais la couleur changeante de la relation a disparu, le temps est figé, comme par crainte d'être emporté vers les tensions qui les agitent parfois. Toute cette agitation lui manque depuis la rentrée, il fête, il profite et pourtant lui et ses camarades de lycée ont perdu quelque chose. Alors il pense à ce qu'il a prévu pour nouvel an, la maison qu'ils ont louée à Equihen et il sourit. Il se rappelle les rêves qu'il avait avant de franchir les portes de son âge, de se laisser submerger par la responsabilité et la désillusion et ses commissures s'affaissent.

Les sentences de ces artistes qui essayent de le rendre vrai sur scène viennent gâcher sa marche sereine, la douceur des embruns qui se frottent à lui, l'harmonie que chante sans cesser cet océan dans lequel il rêve à cet instant de plonger, de s'immerger, et où il veut retrouver l'innocence de cet été passé. Le soleil transparaît au loin et dans les rideaux de cette lumière floue, il aperçoit la silhouette de celle qui l'a toujours écoutée.

-J'ai peur Loïc, elle murmure au travers du roulement et du crépitement doux de la pluie, tu imagines j'ai toujours attendu ce départ, la liberté et la jeunesse. Et voilà, qu'est ce que je fous maintenant? On va tous être séparés et on va se fondre dans la masse, et j'ai putain de pas envie que ça arrive.

Alors il abandonne ce souvenir pour d'autres euphoriques, des gerbes d'eau salée s'étalent sur son visage, le sable se colle sur son corps, Charles l'entraîne dans un madison aussi vieux que déroutant et tous suivent, et tous boivent, et tous chantent dans ses ondées à l'horizon. Le passé est là face à lui, il l'éblouit, et le jeune homme veut le rejoindre.

-On va y aller, le réveille la voix rassurante de franchise. Sa mère trop petite l'enserre de ses mains chaleureuses et chaudes, à l'opposé de la mer glaciale qui s'infiltre dans ses baskets. Il faut qu'on aille chercher les pizzas.

Pour rien au monde il aurait raté le rite sacré des pizzas du week-end, et ils s'en vont tous trois en éclatant de rire, les parents embêtant l'enfant, l'interrogeant sur sa vie qui reste enfouie pour la plus grande partie sous la surface de ses clins d'œil ou de ses silences mystérieux que le ton jovial de son père n'ose briser.

-Vous pouvez me pendre en repassant, j'ai envie de profiter encore un peu. Elle me manque là-bas.

Ils acceptent non sans râler, et se dirigent enlacés vers la voiture en haut de la falaise. Le soleil se couche lentement, dans des éclats roses, l'étendue de la Manche saigne désormais. Il retient une larme en les observant partir du coin de l'œil, ils ont toujours été là, regorgeant de tendresse et d'un amour sincère.

Il entend le bruit du moteur derrière lui, couvert par l'entêtante harmonie qui s'insinue en crescendo dans ses oreilles rougies par les rafales, pareilles à ces cordes qui intensifient l'émotion. Tout est parfait, sans excès, le soleil laisse place aux lampadaires apaisants et au guide de lumière, qui mène tous les bateaux à cette rive, à sa rive. Entre les buissons en amont, il voit les camping cars anglais qui affluent ces derniers temps sur la côte. Et ils ont raison, comme lui, il n'y a pas plus merveilleux spectacle que la Manche secouée par une tempête naissante, juste avant la violence et la mousse abondante sur les rochers, et l'entrée des roulements des percussions qui secouent le mur de roche sur lequel il se tient, ici il est invincible. Il en est une partie intégrante, dans l'équilibre des éléments. Il sait où ces pas le guident, sur le chemin terreux où les flots hypnotisent. La lumière tombe, mais ces pas connaissent le moindre détail de ce sentier au bord de l'abysse, au bord de cette étendue noircie qui l'attire et l'obsède. Il est fou de se frotter ainsi au précipice, dans cette foulée finale où les feuilles mortes flottent dans les flaques. Fou il veut l'être, fort, vivant, venir jusqu'au limites où l'envie du vent l'amènent.

Le calme avant la tempête, aucune image ne rendrait assez fort le climat paisible qui s'était installée sur les côtes érodées. Il gagne enfin son observatoire, son fief, son abri, perdu entre les haies entre deux villes. Loin des regards, royaume des murmures et baisers échangés par les chaudes nuits d'été. Sans réfléchir il traverse le tunnel de végétation, laissant sur ses habits une traînée d'humidité. Quel n'est pas sa surprise lorsqu'il voit cette jeune femme, les pieds au bord de la terre craquelée qui s'effondrera sous peau, tâche dans cette nature éphémère qui attendait son retour. Elle a failli chuter en percevant la boue qui s'accroche à ses pas, prise d'une terreur sombre. Ses yeux opales lui lancent une fureur qui le pétrifie, ses cheveux orangés flottant sur sa robe déchirée, aussi sombre que le ciel et les vagues.

Ils se jaugent, s'affrontent, elle le défend d'approcher d'une main. La détresse qui émane d'elle secoue leur corps, il n'aurait pas du être là ce soir là, elle aurait du choisir un endroit plus secret encore.

Et le voilà, face à un désespoir sans faille, prêt à se noyer pour s'oublier, pour arrêter d'exister. Elle cherche à s'éteindre seule, que personne ne retrouve son corps, qu'il divague éternellement sur les flots jusqu'à y disparaître.

-Ne fais pas ça, ce sont les seuls mots que sa voix juvénile arrive à prononcer.

Alors, sans qu'elle ne l'ait prévu, sans qu'elle y est réfléchie, elle se jette dans ses bras prêts à la récupérer, et se convulse de sanglots. Il reste de marbre, Loïc ignore comment réagir face à un tel drame, doit-il appeler quelque part? Doit il répondre à ses pleurs? Elle se détache finalement, jetant un coup d'œil désemparé à la marée qui se rapproche, elle se dit qu'elle n'aurait pas eu le courage, que ce n'était comme du cinéma le seul qu'elle ne réussirait jamais. Elle s'attarde un instant, ses yeux changeants plongés dans l'eau, imaginant son reflet qui se noie petit à petit. Le seul mot qu'elle prononce est un merci dégoulinant, sans force.

-Quand j'étais petite, les mots sortent sans qu'elle ne puisse se retenir, un barrage a cédé à l'intérieur d'elle; je me jetais dans l'eau du haut des plongeoirs. J'essayais d'y arriver toujours plus gracieusement, dans toutes les conditions. J'ai sauté dans toutes les eaux que j'ai pu trouver; les rivières, les fleuves, les lacs, les océans, je me souviens de tous, et tout le temps il y avait de la joie, du rêve. Je ne sais comment me faire pardonner de t'avoir détruit ta soirée, je ne l'aurais pas fait de toutes manières.

-Boire un verre, dit-il naturellement, on pourrait croire à un dialogue de film. Il y a un endroit qui s'appelle le Kawa, la semaine prochaine à quatorze heures. Si tu n'y es pas, je te considérerai comme... disparu.

La chaleur de son regard, toute la gratitude, il lui suffit de la voir pour comprendre qu'elle a accepté. Pour la première fois, il a l'impression que les mots sont inutiles, lui qui les aime tant. L'échange silencieux lui indique de la suivre jusqu'au parking dans le sens inverse, main dans la main, comme si un ordre du monde en avait voulu ainsi. Il ne saurait dire ce qui traverse ses pensées à cet instant, elles sont insensées pour le reste du monde. Ils apprennent à se connaître lors de cette marche qui semble durer des heures, il sait désormais ses passions, son âge, une part de son histoire, sans qu'une seule parole ne s'échappe dans l'air. Une portière claque, une vieille et petite voiture quitte la falaise, soudain il est seul. Julie, ne saute pas Julie...

Il est l'heure de quitter la mer, ses parents sont revenus, la lune s'est de nouveau enfuie.



Marée basseWhere stories live. Discover now