Ne me regarde pas - La Trilogie [De retour en ligne prochainement]

Chapitre 2 - Trois boutons, une chemise

Rester élégante en toutes circonstances, malgré le vertige de la fatigue. Un exploit pour certains, une prouesse quotidienne pour d'autres. Tess faisait partie de la première catégorie.

Depuis qu'elle était entrée à l'université, elle avait décidé de changer de façon d'être. Fini l'ermitage et la froideur. Elle devait se sociabiliser. Ses histoires n'avaient jamais été aussi bonnes depuis qu'elle était entrée dans le monde des humains et leurs habitudes. Tous leurs gestes inspiraient la jeune femme. Leur contact la rendait plus réelle que jamais. Elle pouvait les observer de près et dans de nombreuses situations : restaurants, bowling, séances de sport ou soins du corps. Ces situations plus folles les unes que les autres, jamais elle n'aurait pu vivre ça en tant qu'elle-même. C'était si excitant.

Et pourtant si fatigant.

Chaque jour, elle répétait ses instructions : maquillage léger, coiffure soignée, tenue adaptée, sourire permanent et démarche féminine. Même encore à ce moment où elle gravissait les escaliers d'entrée du hall, elle devait rester ainsi.

Le choc de ses talons contre le carrelage résonna dans le couloir, faisant tourner quelques têtes surprises qui reprirent rapidement leurs affaires. Certains étudiants la saluèrent d'un signe de main auquel elle répondit poliment, d'autres l'ignorèrent. Elle n'était pas populaire, mais ce n'était pas ce qu'elle souhaitait. Moins de regards étaient posés sur elle, moins les erreurs de comportement la trahiraient, et mieux elle se sentirait.

Tess s'installa sur un siège vide de l'amphithéâtre et ouvrit son sac en cuir brun. Le contrat d'édition l'accueillit en premier et lui redonna l'énergie qu'elle avait perdue en entrant dans sa salle de cours. Elle le cacha soigneusement sous ses manuels de littérature. Son image actuelle ne correspondait pas à ce travail. Comment pourrait réagir son entourage face à cette découverte ? Elle préférait ne pas l'imaginer. Le simple fait de savoir qu'on pourrait la juger l'effrayait.

Les minutes passèrent et l'amphithéâtre commença à se remplir. Dès qu'il l'aperçut, son groupe d'amies se dirigea vers elle et monta les marches pour s'installer à ses côtés.

Limiter la parole. Ecouter chacune d'elles parler avec attention. Rire quand les autres riaient.

Tess avait fait de longues recherches sur le sujet. Dans un groupe, chacun avait un rôle : un dirigeant, qui menait la conversation et les actions de façon plus ou moins consciente, le secondaire, auquel on se référait quand le dirigeant n'était pas là, les pions et le dominé. La place du pion revenait à la jeune dessinatrice. Le pion n'attirait pas l'attention et se fondait complètement dans la masse. C'était la position idéale.

— Alors, ce week-end ? lui lança Kiera en prenant place à ses côtés.

Une boule se forma au creux de sa gorge. Le matin-même, elle n'avait pas pris le temps de vérifier les réseaux sociaux et l'actualité. La panique la saisit et les mots ne purent sortir de sa bouche. Que devait-elle dire ? Que se rappelait-elle de son week-end à part les nuits blanches passées à dessiner ?

— Je n'ai pas fait grand-chose, mentit-elle soudain pour rester évasive.

Sa réponse déclencha trois éclats de rire. Tess se força à les imiter et prit un stylo dans son sac lorsque le professeur de littérature s'avança sur l'estrade. Elle l'avait échappé belle. Son cœur battait encore si fort qu'elle se demandait comment elle avait évité le malaise cardiaque. La prochaine fois, avant de se mettre à dessiner, elle mettrait un réveil.

La voix calme et monotone du vieil homme eut vite fait de l'emporter sur sa concentration. Les vibrations de ses cordes vocales sonnaient comme une berceuse grave, si bien que la jeune femme dut se forcer à noter absolument chaque mot qu'elle entendait sur son bloc-notes. A la fin du cours, elle se rendit compte qu'aucune de ses phrases n'avait de sens. Ce n'était pas comme ça qu'elle passerait son semestre.