≥ Heavy Cross - Gossip
À midi, j'enfile machinalement mes écouteurs et lance une playlist au hasard sur mon iPod, cadeau de Luke pour mes 16 ans. N'importe quoi, sauf rester aux aguets, en m'imaginant, à tort parfois, mais souvent à raison, que je suis le centre de l'attention. Ne plus entendre les chuchotements sur mon passage.
La voix de Beth Ditto me coupe du monde, m'enferme dans ma bulle.
It's a cruel, cruel world to face on your own
A heavy cross to carry along
The lights are on but everyone's gone
And it's cruel (1)Intérieurement, je chante à tue-tête avec elle. Extérieurement, je me contente de me diriger vers un coin tranquille, un abri.
Je ne fais même pas mine de bifurquer vers la cantine. Je ne fréquente plus cette zone de tous les dangers depuis des semaines, et en plus, dans ma précipitation ce matin, j'ai oublié de me faire un sandwich.
Mon estomac se rebelle aussitôt, mais je le fais taire d'un coup de poing sur l'abdomen.
Il pleut toujours, et cela limite mes cachettes. Aller m'asseoir une petite heure sous les gradins du stade de football, en attendant la reprise des cours, me semble être la meilleure option.
J'avise la porte de la bibliothèque lorsque je passe devant. Un coup d'œil à travers la vitre et je vois Monsieur Reyes assis derrière son bureau. Je coupe Beth en plein refrain, et pousse la porte sans trop réfléchir, incertaine de l'accueil qu'il va me réserver. Son regard sévère me cloue sur place et je regrette aussitôt mon audace.
Monsieur Reyes se renverse sur sa chaise, bras croisés sur la poitrine, et me détaille des pieds à la tête. Je baisse les yeux, confuse sous ce regard implacable.
- Mademoiselle Gates. Entrez, je vous prie. Vous êtes toujours la bienvenue ici...
Je relève brusquement la tête, cueillie par ses paroles. Il garde le silence, avant de reprendre :
- Enfin à condition de ne sauter à la gorge d'aucune autre élève...
Forcément...
Mortifiée, je reprends mon examen attentif du linoléum usé et fait mine de battre en retraite.
J'ai toujours adoré la bibliothèque du lycée, et plus encore depuis qu'elle est tenue par Monsieur Reyes, bibliothécaire trentenaire, passionné et avide de faire partager son amour de la littérature. Après ma disgrâce, j'ai naturellement trouvé refuge dans cet endroit peu fréquenté, et rempli de ce que j'aime le plus au monde, les livres. Cela aurait pu constituer mon abri idéal jusqu'à la fin de l'année, mais un regrettable incident le mois dernier m'en a chassée. Et a failli me chasser du lycée, par la même occasion.
- Où comptez-vous allez, Mademoiselle Gates ? Si vous avez franchi cette porte, c'est qu'il doit y avoir une raison, non ?
- Je... je cherche un livre, balbutié-je, mal à l'aise.
- Vous êtes donc au bon endroit, ironise Monsieur Reyes. Allez-y. Et pas de bagarre en chemin, je vous en prie...
Cette fois, j'affronte son regard et reçoit une ébauche de sourire moqueur en retour. Je ne m'attarde pas et file vers les rayonnages sans demander mon reste.
En passant devant la table à laquelle était assise Hailee Jones ce fameux jour, je pince les lèvres, encore touchée par les paroles qu'elle a prononcées à voix haute devant moi. Je me contentais de me lever pour replacer le livre que j'avais emprunté quand ses insultes m'ont rattrapée.
« Regarde-là, celle-là ! Elle est d'une famille de dégénérés ! C'est à cause de son connard de frère qu'Andy et les autres ont des ennuis... Remarque, quand tu sais que sa mère est une pute, ça n'étonne pas grand-monde... »
Pour la fin, je ne suis pas trop sûre, car c'est au mot « pute » que j'ai bondi par-dessus la table pour saisir à pleines poignées les cheveux soyeux d'Hailee. Elle s'est bien défendue d'ailleurs et c'est certainement ce qui m'a sauvé la mise.
De la langue, je caresse ma canine ébréchée. J'ai récolté un cocard et une dent cassée. Hailee Jones a perdu ses extensions.
Trop fière, elle n'a pas vraiment nié les insultes à l'origine de l'altercation. Le proviseur n'a pas pu faire autrement que de se montrer magnanime : une semaine d'exclusion pour moi. Depuis, j'évite la bibliothèque et prends tous les jours sur moi pour encaisser les insultes. Car j'ai compris que ce qu'ils voulaient tous était que je disparaisse du tableau, et je n'entends pas leur donner cette satisfaction. J'ai fait une promesse à Luke.
Le doigt sur les dos des livres, je parcours la rangée des W. Puis je la reparcours. En vain.
Je soupire. Bien sûr, cela aurait été trop beau.
Je me dirige vers la sortie, en calculant dans ma tête quand je pourrai avoir le temps de m'arrêter à la librairie du vieux Jim, lorsque la voix de Monsieur Reyes m'interpelle.
- Mademoiselle Gates ? Vous n'avez pas trouvé votre bonheur, on dirait... Je peux vous aider peut-être ?
À contrecœur, le pas ralenti par la honte qui pèse sur mon cœur, je me dirige vers son bureau. Je ne veux pas être impoli avec lui, je l'ai déjà suffisamment placé dans l'embarras avec cette bagarre.
- Je... Le portrait de Dorian Gray. C'est le livre que je cherche...
Monsieur Reyes me scrute derrière ses lunettes rondes, peut-être un peu trop longtemps, avant de reprendre la parole.
- Un de vos camarades est passé il n'y a pas une heure pour l'emprunter... Attendez ici, je peux peut-être dénicher un autre exemplaire...
Il se lève de son bureau et disparait en direction de la réserve alors que j'analyse l'information qu'il vient de me livrer.
Se pourrait-il que cela soit lui qui est venu chercher le livre ? Non... Cela ne peut être qu'une coïncidence.
Macsen James doit avoir dans le manoir familial une pièce entière tapissée d'ouvrages anciens, avec étagères lambrissées et fauteuils Chesterfield. Sans compter que Papa James a les moyens de lui acheter l'œuvre complète de Wilde avec reliure en cuir et tranche dorée s'il le demande. Pourquoi viendrait-il emprunter un exemplaire à la bibliothèque du lycée ?
Le retour de Reyes, livre à la main, m'interrompt dans mes réflexions.
- Il m'en restait un exemplaire. Je vous le note en prêt, Mademoiselle Gates ?
Je hoche distraitement la tête. Il tapote quelques instants sur son ordinateur avant de me tendre le livre. Mais au moment où je vais m'en saisir, il refuse de le lâcher et son regard inquiet cherche le mien.
- Vous allez bien, Nell ? Vous savez que si vous avez besoin de me parler, de quoi que ce soit, je suis là...
- Merci, répliqué-je en saisissant l'ouvrage pour le fourrer dans mon sac avant de tourner les talons, sans lui préciser si je le remercie pour le livre ou ses paroles de réconfort.
***
(1) C'est un monde cruel auquel tu dois faire face,
Une lourde croix à porter seul,
Les lumières sont allumées mais tout le monde est parti,
Et c'est cruel***
Un petit échantillon de la vie quotidienne de Nell... Pas facile pour elle d'affronter tout cela seule, mais elle semble trouver des alliés, parfois inattendus ;)
Une petite idée sur ce qui a pu se passer avec son frère ? Sortez vos loupes, les indices pleuvent !
Bonne lecture !
Lind
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Over The Bars (Sous Contrat D'édition Hachette BMR)
RomanceSur son vélo, Nell parcourt les avenues de New-York comme elle mène sa vie : à toute vitesse. Libre et frondeuse, gaffeuse et éternelle optimiste, elle est sur le point d'effacer la dernière ombre au tableau de son existence : obtenir la libération...