Prologue : Ou comment tout commence

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Encore une journée passée à tenter de fuir les regards. Tous les jours, le même visage, cette même marque, ce même sentiment de dégout. Le temps passe, et j'ai toujours du mal à me regarder dans le miroir. L'image qui se dresse face à moi ne me plait pas, ne me correspond pas. J'ai l'impression d'être un autre avec des traits similaires, mais ce n'est plus moi. Alors aujourd'hui, je tente par tous les moyens d'éviter de croiser mon reflet. Je baisse les yeux devant les vitrines et les détournent des miroirs. Je n'y arrive plus. Tout me renvoie à cette sombre période de ma vie, et je préfère l'éviter tant que je le peux. Ça ne guérira sans doute pas cette peur – celle de mon propre visage – aussi vite que prévue, et je le sais, mais un jour, je l'espère, tout cela changera...

On dit qu'avec le temps, on prend l'habitude de tous types de choses, qu'elles soient banales ou non. L'humain est capable de s'acclimater à une situation au bout d'un certain temps, surtout s'il en est contraint. Par exemple, un prisonnier va finir par s'habituer à sa petite cellule, même si au début, il aura du mal à se faire à l'idée. J'avais lu l'histoire de cette fille, Natascha Kampusch, qui a été enfermée pendant huit longues années. Bien qu'elle soit consciente, tout de long de sa captivité, qu'elle vivait dans un enfer, elle finit par vivre de cette façon, à s'habituer à ce que l'on peut qualifier d'horreur. Cette femme est admirable, car moi, j'ai cette sensation que jamais ne pourrait plus vivre, que je n'arriverais jamais à me relever.

On raconte que l'on est capables de tout, que ça pourrait presque devenir une routine, voir notre quotidien, alors même que ça ne devrait pas. Vivre dans la peur ne devrait pas être normal, je le sais, mais malgré cela, je crains que ça devienne le cas pour moi, si ce n'est pas déjà fait... Pourtant, au bout de six mois, je ne m'y suis toujours pas habitué. Six mois que je n'ai pas osé me complimenter face à la glace. Six mois que je n'arrive pas à y faire face. Six longs mois que j'ai presque honte de mon reflet.

Dans un monde où l'apparence compte plus que tout, les gens dits « différents » n'ont pas leur place. On se sent automatiquement rejetés. Regardés de travers ou observés comme si nous étions une curiosité, tout le monde nous regarde, mais personne ne nous voit réellement. Ils se contentent de nous dévisager, à l'abri derrière leurs mines faussement peinés, comme si nous étions une sorte de bête de foire. S'ils s'approchent de vous, c'est à ce moment-là qu'il faut faire attention...

Car, si seulement il n'y avait que ces regards méchants, je pourrais presque faire comme si tout cela ne m'atteignait pas. Mais... non. Il faut en plus bénéficier des insultes, verbales ou physiques – parfois les deux en même temps. Les gens sont tous ridicules, inhumains, horribles, ils jugent presque tout le temps sans connaitre l'histoire des autres. On dit que nous faisons trop de généralités, mais ne confondons pas généralités et vérités. Evidemment, il ne faut pas être trop pessimiste, et prendre conscience qu'il existe des exceptions, ces gens qui cherchent à comprendre et qui nous soutiennent. Malheureusement, le principe d'une exception est qu'elle est – justement – rare. Elles existent, mais nous ne les croisons pas souvent dans une vie. Avec le temps, on oubli d'y croire. Et souvent, on finit surtout par ne plus l'espérer.

Si tout ce bordel n'était jamais arrivé, je serais comme eux, ces autres tous semblables. Je serai juste un lycéen banal qui tente de survivre dans cette jungle qu'est le lycée. J'aimerai être comme eux, à nouveau je veux dire. J'aimerai que tout soit simple, qu'un beau matin je me réveille et que cette chose ait disparue de mon visage. J'aime rêver, j'y ai cru dur comme fer à un moment, qu'elle allait disparaitre aussi vite qu'elle était arrivée, mais je suis très vite retombé sur mes pieds, me rendant compte que cette possibilité n'était qu'un songe, un rêve débile d'ado qui refuse de voir la réalité en face. Autant voir les choses telles qu'elles le sont : je ne serai plus jamais le même.

Au début, très triste et perdu, je me disais que tout ceci est arrivé parce que je devais certainement le mériter. Je pensais que j'avais dû mal faire une chose dans ma vie pour vivre cela. Je me suis même questionné sur moi-même, sur qui j'étais, mon identité, mais je me suis vite dis que je ne vois pas comment quelqu'un pourrait savoir et me punir pour quelque chose que je ne contrôle pas. Et puis, honnêtement, comment peut-on « mériter » un accident ?

Depuis, je baisse les yeux à chaque fois que l'on me regarde, je fuis quand on me parle et je ne parle à personne : je fais comme si je n'existais pas. Tout bonnement, je me cache. Je me dis souvent que si je me colle au mur, je pourrais m'y fondre et que tout le monde oublierait ma présence. Je tente de faire en sorte que personne ne puisse me voir, que tous m'ignorent. Malheureusement, ça ne marche pas. J'aurai pu vivre sans les critiques, les sifflements moqueurs, les coups bas, mais la vie n'en a pas décidé ainsi.

Je rêve que tout s'arrange, mais ce ne serait plus ma vie. Ni réel.

— Ewen ! C'est l'heure !

Mes yeux scrutant avec amertume le reflet immonde dans la glace, je soupire et détourne aussi sec le regard. Deux secondes, c'est déjà bien. Quand ma mère comprendra-t-elle que je ne veux pas y aller ? Elle a beau se montrer fantastique avec moi, j'ai parfois l'impression qu'elle ne me comprend pas. Pourquoi je devrais me dépêcher si, justement, je fais exprès de laisser passer le temps dans l'espoir qu'il passe plus vite et que je puisse m'y soustraire ? Cela m'empêcherait de devoir me lever avec aucune joie chaque matin, de ne pas allumer les lumières pour me fondre dans l'obscurité, de ne pas croiser ce visage que je hais tant.

Ma vie est tout simplement devenue une torture. La seule chose qui compte pour le monde, l'unique chose que tout le monde remarque, est l'atrocité que je suis à présent.

D'un geste las, je m'empare de mon sac sur mon lit. Triturant nerveusement les lanières, je descends à la cuisine, salue brièvement ma mère en m'emparant, pour le plaisir de celle-ci, de quelque chose à gringotter. Puis, toujours sans aucune envie, je prends la route en direction du lycée, trimbalant éternellement cette même peur au ventre. J'ai envie de vomir, de faire demi-tour, ou même de prendre le premier bus qui passe et ne jamais revenir. Mais je n'en suis même pas capable. Je me demande souvent si c'est une manière pour moi d'accepter cette vie, ou bien juste si j'ai trop peur pour la changer. Alors, en attendant, je regarde fixement le sol et avance tristement, la musique à fond dans les oreilles pour tenter d'oublier un instant le monde extérieur dans lequel je ne me sens pas à ma place.

Je hais cette putain decicatrice !

Ewen et l'envers des choses |BxB||Terminé|Où les histoires vivent. Découvrez maintenant