P5N: "Populus Quinque Nationum"
Les lumières de l'ambulance me font tourner la tête, qu'est-ce qui s'est passé ? Comme s'il m'avait entendu, comme si j'avais pensé à haute voix, l'homme devant moi me dit "c'est rien gamin, tu as juste eu un accident de voiture, on arrive bientôt à l'hôpital, gardes les yeux ouverts" puis noir, tout est noir, le néant. Je me réveille, bras et jambes engourdis, une lumière intense et blanche m'aveugle pour laisser place au Soleil. La chaleur sur ma peau me fait comprendre que je ne suis pas là où je m'attendais à être, c'est-à-dire à l'hôpital. Devant moi, une plaine s'étend jusqu'à l'infini, impossible d'en voir la fin. Je suis complètement désorienté, déstabiliser. Où suis-je au juste ?
Une main se pose délicatement sur mon épaule droite, je sursaute, éberlué. Une jeune femme vêtue de blanc est penchée au-dessus de moi, elle me regarde intensément et j'interroge muettement ses grands yeux bleus fixés sur moi. Aucun son ne sort de ma bouche, je suis tétanisé. Elle me dit d'un air amusé : "Eh bien Elijah pour un présumé Humaniste, tu cours plus vite que tu ne réfléchis ! Tu ne nous a pas entendu t'appeler ? On voulait te prévenir qu'il y avait un ravin, mais tu étais tellement dans ta partie de baseball, que tu n'a rien entendu et tu as foncé droit devant !" J'essaye quant à moi de lui répondre et je murmure faiblement : "mais où suis-je ? Qui êtes-vous ?" Ma douce infirmière éclate de rire -elle est vraiment jolie- elle m'apostrophe : "Elijah ! C'est moi Izahë ! Tu as vraiment besoin de te remettre les idées en place. Bon, rhabille-toi, tu es attendu au camps pour le discours du Dogma : grâce à nos Pères et Mères Fondateurs, aujourd'hui tu vas connaître ta future Nation. Allez, depêche-toi ! Tu es grand mais les autres enfants de l'île m'attendent et c'est bientôt l'heure de leur luciole." Je m'active sans rien comprendre de ce qu'elle me raconte, visiblement elle n'est pas infirmière et je suis l'un des résidents de cette étrange communauté. Elle s'acharne à m'appeler Elijah, cela me change de mon banal prénom David et après avoir enfilé une sorte de sarouel blanc surmonté d'un t-shirt immaculé portant l'inscription "P3N", je la suis dans les méandres d'une ville inconnue. Je cherche désespérément toute trace de technologie mais aucune voiture, ni même un simple portable n'est là pour me rappeler l'endroit où je vivais. Nous traversons la plaine sous une lumière aveuglante, mes pas semblent plus légers comme si la pesanteur était différente. Nous croisons des ribambelles d'enfants et de jeunes gens qui me saluent avec entrain comme s'ils me connaissaient. Je vois au loin se dessiner d'étranges bâtisses aux formes arrondies et couleur sable. Un des bâtiments surplombe les autres et se différencie par sa couleur bleutée et cristalline. Je demande innocemment à mon accompagnatrice ce qu'il représente, elle se tourne vers moi et me regarde d'un air inquiet: : "Enfin Elijah, tu le sais bien, tu y passes toute tes matinées depuis que tu sais lire ! C'est la scientia bibliothecam. Attends-moi là si tu veux, il faut que je rejoigne au plus vite les enfants". Elle fixe le ciel et semble humer l'air. "les lucioles approchent" dit-elle d'un air étrange. Sur cette phrase énigmatique, je me dirige tout naturellement vers l'entrée de ce bâtiment et la regarde soudainement s'évaporer dans l'air brûlant. La pièce est nimbée d'une lumière rosée. Des particules de couleurs se reflètent sur les murs blancs de l'immense pièce. Sur une table majestueuse de marbre beige se trouve un imposant registre. Comme si le lieu lisait en moi, une chaise se matérialise face à la table, telle une silencieuse invitation à prendre place. Intimidé, je m'assois et commence à lire des formes étranges qui peu à peu prennent sens en moi: c'est une histoire proche et lointaine à la fois.
"Le Peuple de Cinq Nations est une cité utopique créée par les survivants de l'apocalypse nucléaire survenue au début du XXIème siècle de notre ère. Motivés par le désir de ne plus jamais revivre les horreurs de la guerre, les rescapés au nombre de 555 ont décidé de créer une société nouvelle exempte de tous les vices qu'elle avait auparavant connue.
Les fondateurs de cette société à venir se sont réunis en une assemblée qui a pris le nom de "Dogma" dont le rôle était de définir les lois. Ainsi, le psychanalyste présent au sein du Dogma a identifié cinq profils psychologiques: les Intuitifs, les Pragmatiques, les Humanistes, les Physiques, les Manuels. Ces cinq groupes humains représentent les cinq continents de ce nouveau monde. Le principe d'égalité est le pilier de cette société car tout création humaine est le résultat d'une alchimie entre ces cinq groupes d'individus. Ainsi, la raison des Pragmatiques n'aurait pas de sens sans l'intuition des Intuitifs ou la créativité des Manuels. Grâce aux avancées de la génétique, la création d'un être vivant se fait par manipulation génétique, la gestation se fait par le biais des utérus artificiels appelés "cocons". Ainsi, la maturation des nouveaux-nés est prolongée de trois mois afin d'obtenir un développement optimal des cellules de l'organisme. La fabrication de tout individu est le produit d'un don de chaque Nation. Chaque semaine, à tour de rôle une Nation domine la chaîne de fabrication. Ainsi, à la fin de l'année, un nombre équitable d'individus de chaque nation sera né. Tenant compte des désastres du passé, la cellule familiale classique a disparu. Les enfants vivent ensemble dans une communauté familiale sous le regard bienveillant des tuteurs de chaque Nation qui veillent à leur éducation et au développement de leur don dominant dans le respect des lois établies par le Dogma. À l'âge de vingt ans ces jeunes adultes, se dirigent tout naturellement vers la Nation à laquelle ils sont prédestinés.
Pour éloigner à jamais les ravages du passé, toute forme de passion et de violence qui pourrait susciter des péchés destructeurs tels que l'envie, la luxure, l'orgueil, la colère et l'avarice est prohibée, non pas par l'interdiction et la punition, mais par la valorisation des qualités. On enseigne donc à chaque individu la bienveillance envers l'autre, et la reconnaissance de ses qualités. De plus, chaque matin, les habitants de ce Monde utopique appelé "Nuevamondo" se voient administrer ce qu'ils appellent une "luciole", c'est-à-dire un flash rétinien pour bannir toute forme d'émotion trop forte telles que la passion, la pulsion sexuelle ou encore la haine. Les cinq nations sont également caractérisées par une géographie et un climat singulier qui définit le mode de vie de son peuple. Par exemple, le peuple de Manuels vie sur un territoire verdoyant au climat tempéré, permettant aux agriculteurs de cultiver la terre et d'élever des animaux pour répondre aux besoins de l'ensemble des continents. De même, ce peuple se compose de constructeurs qui élaborent tous les produits nécessaires à la communauté. Les Manuels sont les garants de la santé de cette société et tout ce qu'ils produisent doit respecter le vivant: pas d'agriculture intensive, pas de produits chimiques, pas de gaspillage. Le peuple des Intuitifs est chargé de développer toutes les facultés du cerveau et ainsi de permettre à chacun de se déplacer grâce à des couloirs kinésiques. Ainsi, les véhicules comme les carburants ne sont plus nécessaires, permettant à la Terre de se régénérer et de guérir des blessures nucléaires du passé. Les survivants, membre du Dogma, savent que leur espérance de vie est réduite en raison des nombreuses radiations de la dernière attaque nucléaire. Aussi, ils ont à coeur de diffuser leurs savoirs et leurs connaissances pour ainsi s'endormir en paix et revivre dans un siècle ou deux grâce à la cryogénisation." Je referme brutalement le lourd volume et l'éloigne de moi comme s'il me brûlait. L'histoire de ce peuple n'est pas la mienne. J'appartiens à une civilisation antérieure. Soudain ma tête est lourde et une forte migraine tambourine à mes tempes, la pièce se met à tourner et mon corps à convulser. Une lumière fulgurante m'éblouit et je distingue peu à peu des silhouettes familières au-dessus de moi. Des voix s'entrechoquent et je commence à comprendre que je suis le sujet de cette vive discussion. J'entends ma mère dire rageusement à mon père : " je savais bien que cette idée de scooter ne valait rien ! Tu sais bien que David est un fou de la vitesse !" Elle jette sur moi un regard inquiet et s'apercevant que je suis éveillé, change soudainement de ton et me parle comme si j'avais 5 ans : " Oh mon dadou, quelle peur tu nous a fait ! Cela fait deux jours que tu es inconscient mais maintenant tout vas aller mieux mon grand !" Une sonnerie stridente vient interrompre son babillage maternel, elle sort de sa poche un portable rose et trottine vers la sortie suivi de mon père qui m'adresse un clin d'oeil. Elle se retourne vers moi et me dit sur le pas de la porte : " Je reviens chéri, ce sont tes frères, je vais les rassurer, je vais en profiter pour appeler Izahë !"
