11 juin - 01h43

14 0 0
                                    


Tout est prêt. Les outils sont bien alignés sur la desserte, le corps est sur la table et Freddie Mercury se débat avec sa Bohemian Rhapsody dans mes écouteurs. L'autopsie peut commencer.

A cette heure-ci, aucun risque de se faire surprendre par un membre du personnel, les sous-sols de l'hôpital sont vides. Il n'y a plus que moi devant ma table d'aluminium, scalpel à la main, légèrement éblouie par l'éclat du drap blanc sous la lumière du néon.

Je soulève le linge juste assez pour découvrir la tête de l'enfant. Il s'agit d'un petit garçon. Ses paupières légèrement entrouvertes donnent l'impression qu'il dort. Je ne préfère pas détailler son visage. Je ne veux pas garder en mémoire ses traits. Je sais simplement qu'il s'appelait Victor et qu'il aurait eu un 1 an le mois prochain. C'est déjà bien de trop.

La lame de mon outil entame la peau de son front. Je trace une ligne bien droite autour de son crâne, comme une auréole. Je retire son scalp de cheveux blonds, découvrant la boîte crânienne, et procède au même exercice à l'aide de la scie électrique.

Je découpe doucement la dure-mère et l'écarte à l'aide d'une pince Adson. Nous y sommes, le cerveau. S'il y a quelques mois, je prélevais encore l'intégralité de l'organe, je sais désormais que ce n'est pas nécessaire. Sur un individu aussi jeune, il me suffit d'une petite incision dans le lobe frontal, au niveau du cortex moteur, pour aller chercher ce qui m'intéresse.

L'opération est délicate. Je me surprends à trouver mes gestes de plus en plus calmes et précis. L'habitude, je suppose. Mon scalpel ne doit en aucun cas abimer le parasite. Sous ma lame, la matière blanche, grasse et visqueuse, n'oppose aucune résistance. Une légère pression suffit à l'entamer.

J'attrape une autre pince et l'approche lentement de la masse noire qui se niche entre les circonvolutions cérébrales. Elle n'est pas plus grande qu'une puce, mais dans ce si petit cerveau, elle paraît énorme. Je l'attrape et tire fermement sur son corps élastique. De longs filaments s'extraient des sillons, preuves que le parasite s'était déjà implanté profondément dans la tête du garçon.

Une fois placée dans un tube stérile, la bête commence à s'agiter. Elle n'est pas morte en même temps que son hôte et cherche instinctivement à s'implanter ailleurs. La survie est le propre de son espèce. Je l'observe un instant et je me demande pour la millième fois comment j'ai pu en arriver là. L'horreur de la situation m'étrangle.

Je m'appelle Mathilde Meyer et je suis enseignante-chercheuse en neurologie. Si aujourd'hui je suis contrainte de disséquer des cerveaux de bébés, c'est parce que je veux sauver la vie de mon fils. Tout a basculé le jour où on lui a diagnostiqué une chorée de Huntington. Cas rarissime, Enzo n'avait que 4 ans à l'époque. Les analyses ont montré que c'est moi qui lui ai transmis le gène mutant. C'est le comble parfait pour une neurologue dont le domaine d'étude est justement la dégénérescence cérébrale. Dès le lendemain, j'ai tout laissé tomber pour me consacrer uniquement à la guérison de mon petit garçon. J'ai lu des centaines d'articles et exploré des dizaines de pistes. Après sept ans sans aucun résultat, j'ai enfin mis la main sur quelque chose de prometteur.

Le parasite continue de se débattre dans son bocal. Il déploie et rétracte ses filaments à la recherche du moindre interstice pour en sortir. Il est fascinant de vivacité. Malheureusement pour lui, le couvercle est étanche. Il ne sortira pas tant que je ne le l'aurai pas décidé.

La perte de poids est l'un des symptômes caractéristiques d'un début de Huntington. C'est en partie grâce à ça qu'on a pu diagnostiquer très tôt mon fils. Je me suis demandée comment la maladie pouvait influencer le métabolisme et j'ai découvert que son dysfonctionnement joue un rôle majeur dans le déclenchement de la dégénérescence. Les premiers essais de stimulation par dosages chimiques ont été très encourageants. J'ai réussi à stabiliser plusieurs adultes volontaires. Il n'y avait plus qu'à tester le traitement sur des enfants. J'étais persuadée que ça allait fonctionner.

Je mets de côté le parasite avant de commencer à refermer le crâne du bambin. Aussi soigneusement que possible, je replace les sillons de son cerveau, puis je les recouvre de leur membrane. Personne n'aurait pu anticiper la réaction des jeunes patients aux essais cliniques. La stimulation a déclenché l'impensable.

Les plus jeunes n'ont pas survécu à l'injection. En quelques semaines, leurs fonctions motrices se sont dégradées, leurs capacités mentales ont été réduites à néant et une insuffisance respiratoire sévère a fini par provoquer leur mort. Par un procédé que je n'expliquais pas, la solution a accéléré la dégénérescence. Pire encore, des symptômes graves sont apparus chez des enfants sains ayant été en contact avec les malades suivant mon protocole expérimental. On aurait dit que la chorée de Huntington était devenue contagieuse, ce qui est impossible.

La boîte crânienne remise en place, je peux maintenant réinstaller le scalp de cheveux blonds et recoudre soigneusement la peau. A cet instant, je ne pense pas à l'horreur des parents de Victor lorsqu'ils découvriront l'affreuse cicatrice laissée par cette petite intervention. Heureusement, ils ne sauront jamais ce que j'ai retiré du cerveau de leur fils. Je leur épargne la douloureuse réalité du parasite qui a dévoré leur bébé de l'intérieur.

Après les premiers morts dans mon service, tous mes travaux ont été suspendus. Les mécènes se sont retirés un à un du projet. Même l'hôpital m'a tournée le dos. J'ai échappé au licenciement de justesse. Pourtant, je n'ai pas pu renoncer. Pas si près du but. Je me suis mise en tête de réparer mon erreur. Le lien entre la naissance des parasites et mon injection ne fait aucun doute. Je suis responsable de la mort de ces enfants. C'est à moi de trouver une solution.

LobotomieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant