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Assise au bord du gouffre du monde, la Mort attendait emmitouflée dans son grand manteau d'un noir profond. Aiguisant sa faux, elle pensait à mille et une choses, sans s'arrêter sur une pensée précise. Elle laissait son esprit vagabonder, portée par le son du crissement de sa lame. Il faisait très froid, cependant son corps de squelette ne sentait pas la différence.

Cet endroit était fait de roche d'un gris incolore, et le trou sur lequel elle patientait était si grand qu'on aurait pu le confondre avec une falaise au bord du vide. Le ciel était toujours de la couleur d'un nuage de pluie, pourtant aucune goutte d'eau ne s'échappait de cette toile céleste. Rien ni personne ne vivait ici, pourtant on pouvait percevoir des traces de pas ainsi que des objets divers et insolite, comme des jouets en bois ou des instruments, qui apparaissaient là sortant d'on ne sait où. La seule chose qui contrastait avec cette atmosphère froide et calme, c'était le bruit. Sortaient du gouffre des voix, ou tout du moins l'écho de voix lointaine, venant du monde des mortels et qui, perdues dans le tumulte de sons, proféraient des pensées incompréhensibles. Le vent, quant à lui, était aussi fort que sur une montagne, et il arriver parfois qu'une bourrasque bouscule et soulève le manteau de la Mort qui tentait tant bien que mal de le retenir sur ses épaules osseuses. Tel était le décor du gouffre du monde.

Mort se tenait là car c'était le seul endroit où elle pouvait attendre sans être dérangé. Ici, pas de visage autre que son crâne blanc. Pas de discussion incessante avec lesquels on se demandent toujours si elles parlent de nous dans notre dos, mais uniquement des voix qui n'étaient pas intéressés par elle. Pas de paysage si grand et onirique qu'il suffit de s'oublier un instant pour s'y perdre, seulement de la pierre et un trou béant sur lequel se reposer. Paradoxalement, cet endroit assiéger de vent, d'écho et de plaintes était pour elle le plus calme dans l'infini. D'ailleurs elle ne faisait pas attention à son environnement. La seule chose en dehors de ses pensées sur laquel elle se concentrait, c'était le crissement d'une pierre sur la lame de sa faux, et encore c'était un passe-temps pour occuper son corps et laisser dériver son esprit.

Mais soudain elle arrêta d'aiguiser son instrument de mort et revint à la réalité. Elle regarda sa montre. C'était une magnifique montre à gousset, en argent et incrusté de perles d'ivoires, finement sculptée, des aiguilles aux tracés infiniment fin en passant par les chiffres romains en formes d'os ou encore le bas-relief représentant la mort en plein travail sculpté sur l'étui argenté, tout dans cet indicateur de temps montrait que c'était le fruit du travail de quelque chose ou quelqu'un de supérieur à tout les maîtres horloger des mortels. On sentait peser sur ce petit instrument le poids de milliers de vies. Son tic-tac était très particulier, et son bruit avait le même timbre qu'une horloge de tour, simplement il fallait coller son oreille contre elle pour l'entendre.

Les aiguilles s'arrêtèrent. « C'est l'heure », se dit la mort. Se relevant, elle attrapa sa faux et regarda le gouffre béant devant elle. Il était sombre et plus profond que les abysses, pourtant elle savait qu'elle y trouverait le monde des mortels. Alors elle prit une grande inspiration et plongea dans le vide.

Pendant une éternité, le vide. L'ombre et le silence. Le néant absolu. Elle n'existait plus. Mais son esprit subsistait. Puis des échos de voix. Des voix humaines et des voix de l'infini. Des souvenirs. Des gens. Elles sont de moins en moins distantes. Ensuite vint la lumière. Aveuglante, douce, pleine de vie. Des couleurs apparurent. Des formes, des émotions. L'aube ambrée ou le crépuscule orangé. Une rose au soleil. La vie et le cycle. Elle y était presque. Elle ferma les yeux. Son corps devînt une pensée, puis une conviction. « Je suis réelle ». Et elle rentra dans le monde.

Comme à son habitude, elle apparut au-dessus de la terre des mortels, flottant dans les nuages les plus haut qui soit. D'ici, elle pouvait tout voir. Les villes des humains, leurs campagnes aussi, les régions inhabitées où elle ne va jamais. Mais la mort cherchait quelqu'un en particulier. Elle devait faucher l'homme qui avait épuiser son temps. Elle le vit en pensé, un grand homme brun gisant dans une mare de sang. « Surement un meurtre », se dit-elle. Il était calme et ressassait les souvenirs qu'il avait de ses proches. Contrairement à beaucoup de gens, il était résigné et acceptait son sort. Il l'attendait calmement, un sourire aux lèvres. C'était à causes de ces personnes que la moisson était horrible pour elle. Il n'y a rien de plus difficile que de voir quelqu'un ayant perdue tout espoir de survie. Un homme est fait pour se battre contre son sort, mais eux n'en éprouvaient plus l'envie. Sont-ils encore vivants, ou ne sont-ils plus que des âmes à moissonnés comme du blé ? « Au moins il ne me fuira pas, lui », pensa-t-elle pour se rassurer. Elle mit sa faux en position, visa son âme et plongea du haut du monde jusqu'au mort. Le décor autour d'elle fila à une vitesse prodigieuse, et en un instant elle fut à portée. Avant de le tuer, elle lui adressa un « pardon » rempli de bonne pitié. Elle ne sut pas s'il l'entendu. Un coup sec, et il ne pensa plus. La première moisson de la journée était faîte, paix à son âme. La montre reprit sa course circulaire, mais seulement pour s'arrêter un moment après. Une autre personne avait épuisé son temps. « Au travail », soupira la mort.

Elle flotta au dessus des villes et des campagnes, fauchant au passage les âmes des vielles personnes s'endormant paisiblement dans leur lit, les jeunes malchanceux pris dans un accident, les braves morts aux combats, que certains appelait fou, ou encore les exécutés ne voulant pas des lois humaines. Il y en avait de plus en plus, plus souvent, plus rapidement. A peine finissait elle de trancher que la montre s'arrêtait encore. Toute la journée elle traversa le monde en volant à la moisson. Elle vit des choses horribles, les tréfonds de la cruauté des mortels, qui passait leurs temps à lui donné du travail en plus. Ne peuvent-ils donc pas vivre leur vie sans stopper celles des autres ? C'était harassent, mais elle en avait l'habitude.

Depuis quelque temps elle ne faisait plus que suivre son instrument de temps, fauchant aveuglément ceux qui avait épuisée leur durée. Il faut dire que cet indicateur lui était très utile et lui simplifiait énormément sa rude tâche. Il s'arrêtait, elle cherchait et exécutait. C'était efficace, et maintenant elle prenait autant d'attention à achevé qu'à aiguiser sa faux. Seulement les tréfonds de sa mémoire lui rappelaient un temps où elle était libre dans sa tâche, libre du choix. Libre ? Mais elle n'était pas emprisonnée. Les souvenirs sont étranges. Elle était encore une fois prise dans ses pensées, le seul endroit où elle pouvait s'exprimer. Elle ne faisait plus attention à ce qu'elle faisait. La montre lui indiquait, elle exécutait. Pour elle le monde n'était plus qu'un champ d'âmes à fauchés, réglé par le tictac régulier du temps. Elle sentit que son travail était devenu... Mécanique. Automatique. Morne.

Moderne ?

Une explosion la tira de ses pensées. Elle sursauta, la montre s'affolait. Elle se précipitât et donna des grands coups de faux dans la mêlée. Pendant un instant elle sentie qu'elle n'était plus guidée par son temps. Elle était libre. De cette façon, son travail était frénétique. C'était une mise à mort. Cela exigeait de l'adresse, et elle était fière quand sa lame atteignait cinq personnes d'un coup. Ça, ça valait le coup.

La fureur passée, elle souffla. Elle se rendit compte qu'elle était au beau milieu d'une place, entouré de cadavre, et que sa journée était finie. Elle fut heureuse de cet événement qui avait enlevé la monotonie de sa tâche. Elle essaya de se rappeler de ce qui venait de se passer. Dans sa tête, seulement des images de moissonnage dans une bulle de flame. Classique. Mais, tout d'un coup, elle se souvînt d'un détail important : Sa montre à gousset, dans la frénésie, était tombé de sa poche ! Elle chercha partout sur la place, sous chaque corps, sur chaque flaque de sang. Rien. On l'avait pris. Elle eut peur. Elle regarda les vivants sur la place. Il était trop nombreux. Elle ne savait pas qui l'avait. Trop de gens, et elle ne savait pas qui allait mourir. Elle dut se faire une idée. Quelqu'un avait volé la montre de la mort.

La mort et sa montreWhere stories live. Discover now