Le Père Grandet était un personnage tout à fait singulier. Toute la ville et ses alentours connaissait monsieur Grandet. Lorsque le nom du tonnelier résonnait entre les murs des vieilles bâtisses faisant office d'auberges et qu'un étranger osait demander de quelle avare personne on lui contait les bienfaits, les habitués s'indignaient farouchement avant de se presser de raconter l'histoire du Père Grandet. A la fin de la narration, l'inconnu était déchiré entre dégoût et admiration. Il ne savait s'il devait haïr ce vieil homme lunatique et laid à en mourir ou au contraire se mettre lui aussi à clamer les louanges du tonnelier au lourd passé. Il est vrai que personne ne pouvait démentir les paroles emplies de mesquineries et de moqueries à l'égard du physique peu flatteur de l'homme. Des cheveux coupés courts ornaient son visage hors-norme. Bouclés en tout temps, leur couleur d'un blanc éclatant contrastait avec ses longs sourcils foncés et garnis qui lui donnaient des allures de hibou frustré. Une longue raie séparait sa chevelure sale et grasse en deux parties tout à fait égales. Le blanc de ses cheveux et le noir de ses sourcils faisaient tous deux ressortir le bleu de ses grands yeux. Par temps clair, lorsque le ciel au-dessus de sa tête disproportionnée était vidé de nuages, on pouvait comparer ses yeux à cette magnificence de la nature. De son nez aquilin s'échappaient d'épais poils aussi foncés que le charbon. Félix Grandet avait une fossette presque imperceptible sur la joue gauche qui faisait tomber les femmes ne s'attardant pas sur les dents cassées et verdâtres qui, accompagnées de grandes gencives roses et de fines lèvres, constituaient une bouche si disgracieuse qu'un lépreux ne lui aurait pas quémandé un baiser. Le large front était parsemé de rides et l'on pouvait fortement distinguer de charmantes pattes d'oies au coin des yeux. Pour donner la touche finale à ce visage aux oreilles pointues, une courte barbe de feu parcourait les joues du tonnelier et descendait deux pouces en-dessous du menton. Le corps de ce fantaisiste saugrenu n'avait aucune proportion. On pouvait aisément croire qu'une erreur avait été produite au moment de la conception. Jamais, au grand jamais, il n'était possible de voir un plus grand tronc doté de plus petites jambes. Un cou long et fort, des épaules larges, des bras musclés aux ongles rongés par le désespoir et noircis par les dures années de labeur et un ventre proéminent, de courtes jambes et des pieds aussi délicats que ceux d'une princesse. Tous ces détails peu harmonieux ne faisaient pas oublier un torse velu et des mains osseuses, décorées de taches brunes et de nuances de vert, de bleu et de mauve. Malgré tout, le Père Grandet marchait fièrement, la tête bien droite et le regard plongé dans le lointain. Son côté malin et astucieux en épatait plus d'un, et il ne pouvait le nier. Son avarice était le reproche le plus fréquent que pouvait lui faire sa femme, mais il n'en avait cure. Il lui rappelait ainsi que tout ce qu'elle possédait, elle ne l'aurait point eu sans ce vilain défaut. Mais des défauts, on aurait pu lui en dresser une liste qui sous forme de livre aurait contenu autant de pages que la Bible perdue sous son lit. Autoritaire avec sa femme, ses serviteurs et même ses clients, Félix pouvait se montrer d'une humeur glaciale quand l'envie lui en prenait. Il était peu serviable et n'exécutait aucun des services qu'on lui priait de rendre. Mais ce manque extrême de politesse était comblé par sa générosité. Souvent, il lui arrivait d'offrir des verres pour se faire pardonner. Verres provenant de ses propres vignes, bien entendu. Madame Grandet était couverte de présents quelques minutes après les disputes. La pauvre pensait que l'amour les lui envoyait, mais c'était seulement la culpabilité. Le mari n'éprouvait que de l'amitié et s'en sentait criminel. Mais le plaisir de la chair jeune et fraîche tout droit sortie de l'adolescence l'attirait toujours autant et ses nombreuses maîtresses lui faisaient oublier sa tendre femme qui l'attendait dans leur immense demeure. L'humour à table n'était pas de mise. Grandet, strict et l'air sérieux, ne possédait pas la sensibilité permettant de capter la subtilité de cet art. A l'heure du couvert, il ne pensait qu'à emplir son estomac de nourriture que lui enviait chaque habitant de la ville. Mais ce dont ces personnes ne jalousaient en aucun point était le dur passé de Félix Grandet. Les rumeurs qui couraient tard le soir dans les rues oubliées des pauvres et riches gens n'avaient jamais été démenties ni confirmées par l'intéressé. On raconte, lorsque les cloches de la grande église donne les deux premières heures de la journée, que le pauvre petit Félix aurait été maltraité par sa mère durant toute son enfance tandis que le père et la fratrie de six frères et sœurs l'ignoraient depuis sa naissance. Son physique repoussant serait à l'origine de cette maltraitance. Coups de fouet, de pieds et de poings, on l'aurait enfermé pendant douze ans dans une pièce exiguë au grenier afin que les villageois n'aient vent de son existence. Ainsi, Grandet se serait enfui de la maison familiale et, alors âgé de quatorze printemps, il aurait violemment assassiné sa mère, étouffée avec l'aide d'un oreiller. Errant pendant plusieurs semaines, il se serait fait engager comme halleboteur chez un modeste tonnelier qui le prit sous sa protection et dont il hérita les terres, devenues siennes à ce jour. Mais ne serait-ce pas simplement des ragots qu'un concurrent jaloux aurait conté afin de ternir la réputation du Père Grandet ?
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Des nouvelles sans espoir
RandomVous vous apprêtez à lire un recueil regroupant des nouvelles, des poèmes, des écrits qui ne trouvent pas leur place dans ce que je tente de publier. Vous pourrez y trouver de tout, du fantastique à une description d'une jeune fille.