Falling Crow

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Affalé, la tête renversée par dessus le dossier, je faisais distraitement tourner mon siège du bout du pied alors que le ton montait dans la pièce sombre et enfumée.

-... pas bouclé ça avant la fin du mois on peut dire adieu à nos sponsors !

-Mais change de disque, tu nous rabat toujours les oreilles avec tes foutus sponsors !

-N'empêche que tu feras moins le malin s'ils nous lâchent. En tout cas on sens bien que ce n'est pas toi qui t'es bougé le cul pour aller les démarcher !

Poussant un soupir désabusé, je m'extirpais difficilement du fauteuil. Il fallait que je sorte de ce foutoirs qu'était devenu notre salle de répèt' ; vous n'imaginez pas le merdier qu'on accumule quand quatre personnes et demi squattent un espace confiné pendant des semaines, de quoi vous donner le mal du pays. Enjambant les casiers de bières, et les valises de matos, je choppais un paquet de clopes et un briquet posés sur un ampli. C'était pas mon paquet, mais après tout je m'en moquais complètement, j'avais fini de culpabiliser pour avoir tiré les cigarettes d'un autre.

En passant devant lui, Dean, le batteur, m'interpella, espérant que je prenne partie à la joute verbale. En guise de réponse je lui tendis mon majeur par dessus mon épaule tandis que je poussais la porte vers la sortie.

Nous avions investit une somme rondelette pour acheter une parcelle d'un vieux bâtiment industriel, retapée à l'huile de coude et la sueur de nos fronts pour en faire un studio d'enregistrement digne de ce nom. Autant c'était chouette les labels, au début, quand on ne sait pas trop comment s'orienter dans cette jungle qu'est le monde musical ; autant après plusieurs mois à devoir baisser son froc pour décrocher des contrats minables, et faire de la musique qui ne nous ressemblait plus vraiment, on a fini par les envoyer balader pour faire les choses à notre sauce. C'était pas gagné au début, mais on a tout donné, et aujourd'hui les efforts commençaient à payer.

Quand je me rappelle nos débuts, quatre ans plus tôt, je me dis qu'on en a fait du chemin depuis lors. C'était la grande époque où je délaissais les bancs de la fac pour aller improviser des jams avec d'autres musicos sur le campus ou dans les bars du coin. Les premiers temps, Lysandre se joignait volontiers à ces sessions de musique, lui qui avait renoncé à entrer à l'université pour bosser avec son frère. Et puis mon meilleur pote et parolier avait quitté la ville pour reprendre l'exploitation familiale. Je lui en ait voulu de me lâcher comme ça ; quel connard j'étais ! Après plusieurs mois, j'ai réussi à dégotter trois musiciens qui tenaient à peu près la route ; je ne m'en doutait pas à l'époque mais ces rencontres ont marqué un tournant décisif ma vie, et même si on se comporte comme des abrutis par moment, on sait qu'on peut compter les uns sur les autres.

J'arpentais un couloir étroit, les mains dans les poches, pour finir par pousser la porte de secour. Le soleil, déjà haut dans le ciel, m'aveugla, alors que je resserrai un peu mon blouson dans une vaine tentative de parer à la fraîcheur ambiante. Bordel, que le temps était merdique à cette période de l'année. Je me laissais tomber sur les marches de l'escalier de service, appuyant mon dos contre le mur de briques, aussi confortablement que c'était permis, et m'employais à allumer ma clope. Tout en tirant des taffes, je faisais jouer le briquet BIC entre mes doigts. Sa couleur piquait salement les yeux, surtout après la nuit blanche qu'on avait passé. Le concert d'hier soir, au Snake Room, sur le campus avait fait salle comble. On a passé le reste de la nuit dans le bar, à boire un peu trop, à profiter de notre popularité grisante. J'aurais aimé que la soirée se termine comme ça... Machinalement, je glissais la main dans la poche de ma veste, y abandonnant le briquet bon marché afin d'y trouver le Zippo que j'y gardais toujours précieusement, faisant courir mes doigts sur ses inscriptions patinées par le temps que je connaissais par cœur.

Falling CrowWhere stories live. Discover now