A comme Achromatopsie

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Gris. Tout est gris. Le ciel, la pluie, même le sol sur lequel il marche est gris.

A chaque pas qu'il fait, il s'enfonce un peu plus dans la boue couleur souris. Sa marche s'accompagne de bruits de succions réguliers. C'est comme si la terre essayait de lui voler ses crampons. Il résiste, les lui arrache de ses mains de glaise et poursuit sa route.

C'est impossible que tout soit gris. Il n'est pas idiot, il sait que d'autres teintes existent : du vert émeraude et du jaune moutarde, un mauve attendrissant et un rouge sanguinolent, le noir éclatant du pétrole et le marron chaud du chocolat fondu.

Et pourquoi pas du bleu cerise tant qu'on y est ?!

Aujourd'hui, pour lui, tout est gris. Les chats comme la nuit. Ce n'est pas faute d'avoir essayé pourtant ; mais même après avoir lu des pages et des pages de papier blanc recouvertes de lettres noires décrivant toutes les nuances du monde, il ne voir jamais que du gris. Les couleurs refusent de se dévoiler et, boudeuses, lui montrent uniquement leurs ombres sombres.

Il claque la langue contre son palais. Les couleurs se comportent en grandes dames avec lui, ne lui offrent pas un regard. Seules les trois soeurs de misère, le noir, le blanc et le gris acceptent de lui faire l'aumône. Rien qu'à la pensée de ces reines hautaines, il sent la moutarde lui monter au nez. Jaune, bien sûr.

Mais il se sent l'âme d'un révolutionnaire. À bas la tyrannie ! Puisqu'elles se refusent à lui sous cette forme, ils les fera siennes sous une autre.

Noir. Plus de gris, plus de nuances du tout. Il s'est arrêté, de peur de tomber. Un silencieux soupir blanc lui échappe, puis il inspire, à fond.

Et enfin, tout s'éclaire : la terre marron et riche en fumier verdâtre, la pluie aussi pure qu'une goutte d'encre dans l'océan, l'argenté métallique des barbelés entourant les champs, le soleil joufflu aux rayons oranges brillants qui provoquent en lui des frissons qui parcourent sa colonne vertébrale en longs éclairs blancs...

Il rouvre les yeux, retour au gris.

Il reprend sa route, le coeur un peu plus léger. C'est une bataille qu'il a gagné, pas la guerre, il le sait. Toutefois, savoir que, volontairement ou non, ces grandes dames primaires ou secondaires lui ont fait la révérence, lui donne envie de retenter l'expérience.

Un large sourire aux mille couleurs étire ses lèvres grises, illumine le ciel blanc et colle aux basques de ses crampons sombres qui s'éloignent un peu, plus loin, s'arrêtent, s'éloignent encore...

Jusqu'à disparaître.

Recueil de nouvellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant