Sous les hautes herbes

16 0 0
                                    

Shinjiro contemplait les collines dont le vert tendre se reflétait dans ses yeux. À perte de vue s'étendaient les hautes herbes qui lui arrivaient à la poitrine. Le vent qui frappait son visage, ce vent aux larmes salé venu du Pacifique si proche qu'il se confondait, à l'horizon, avec le ciel, lui donnait une intense sensation de fraicheur.

Il n'attendrait plus très longtemps. Il pourrait bientôt rejoindre Etsuko.

Les longues herbes ployaient en mesure sous les caresses du vent, et toute l'étendue devant lui prenait l'allure d'un drapeau agité d'harmonieux soubresauts. Dans le ciel paressaient des nuages veloutés qui dans le lointain se déployaient en hauteur, gonflés de suffisance. Shinjiro respirait à pleins poumons l'air doux de ce printemps précoce.

Les terres appartenaient à M. Tanaka, tout comme la scierie, la fabrique de bateaux et la plupart des installations de pêche du port. Tout le monde respectait M. Tanaka pour sa probité, la façon correcte dont il traitait ses ouvriers, et pour le deuil qui l'avait frappé voici un an.

Ce jour là aussi, il avait eu ce vent salé annonciateur d'orages. Shinjiro avait vu plusieurs fois Mme Tanaka dans sa belle auto décapotable. Elle passait, riante, à toute allure, habillée à l'occidentale, sa longue écharpe bleue flottant derrière elle. Une écharpe aussi bleue que ce ciel au-dessus de lui.

Shinjiro s'étendit dans l'herbe, les yeux dans l'azur. Il ressentait confusément, dans son dos, la force de la terre de son pays natal. Les hautes herbes faisaient comme un cadre mouvant au ciel effiloché de nuages. Effiloché comme la longue écharpe de Mme Tanaka, qui flottait si loin d'elle, et si près de la roue de son automobile... Il se souvenait du jour où il avait vu courir, sur la grand-route, des ouvriers en pleurs. Il se souvenait de l'ambulance, venue en vain, et de sa sirène stridente.

M. Tanaka avait paru inconsolable. Toutefois, un homme de sa position ne pouvait rester longtemps veuf. C'est pourquoi, si tout le monde respectait M. Tanaka, Shinjiro était le seul à le haïr. L'industriel avait en effet jeté son dévolu sur Etsuko.

Shinjiro esquissa un sourire. Il avait rencontré la jeune fille sur le chemin du lycée. Échange de regards. Allure étudiée des jeunes gens pour se rencontrer le plus souvent possible. Etsuko était une excellente élève, douée pour la poésie, qui faisait la fierté de sa famille. Son père était un honnête contremaitre travaillant à la scierie, tout comme deux de ses frères, le troisième construisant des bateaux de pêche. Sa sœur ainée avait épousé un patron pêcheur. C'était d'ailleurs lors de la soirée de son mariage que les jeunes gens s'étaient avoué leurs sentiments. Tous deux s'étaient depuis retrouvés bien des fois, à la nuit tombante, pour s'aimer sous les hautes herbes.

Mme Tanaka était une artiste. Elle peignait parfois les collines, et s'amusait des ondulations des herbes sous le vent. En souvenir d'elle, son mari avait interdit que l'on fauche ces champs. On y trouvait profusion de papillons, de fleurs sauvages et, à la nuit tombée, des essaims de lucioles y dessinaient des constellations aussi mouvantes qu'éphémères.

Shinjiro se souvint d'un soir où l'une d'elles s'était posée sur l'épaule nue d'Etsuko. Il l'avait lentement écarté, et la douce lueur de l'insecte s'était réfugiée dans les cheveux emmêlés de la jeune fille. Souvenirs d'amour. Ce fut le lendemain qu'elle lui raconta, retenant ses larmes, la visite de l'envoyée de M. Tanaka. Une entremetteuse.

Le directeur avait remarqué la beauté et la grâce de la jeune fille, dont il connaissait déjà les talents. Il se proposait d'en devenir l'époux. La famille d'Etsuko avait été stupéfaite, ne sachant que faire. C'était un honneur bien trop grand, avait argué sa mère. Toutefois, il aurait été difficile de refuser quoi que ce soit à M. Tanaka. À mots couverts, la mère d'Etsuko s'entretint avec l'entremetteuse de l'incongruité de cette union. Sa cadette avait à peine dix-sept ans, et M. Tanaka plus de cinquante. Que pourrait il advenir d'une telle union ? L'entremetteuse rassura tout le monde. M. Tanaka était un homme qui avait bien vécu, il ne se faisait guère d'illusions. Moyennant une nécessaire discrétion, Il était prêt à ne pas voir, le cas échéant, certaines choses...

Si ses parents avaient parfaitement compris cela, Etsuko, dans l'absolu de sa jeunesse, n'en avait guère conscience. Se voyant déjà irrémédiablement unie à un homme certes d'une grande bonté, mais qui n'avait aucun des charmes propres à faire battre son cœur, c'est avec désespoir qu'elle avait retrouvé son amant pour lui faire partager son infortune.

Pourtant, ses parents étaient encore hésitants. Non pas qu'ils eussent à craindre l'ire de M. Tanaka. Ce dernier était au-dessus de l'expression d'une basse vengeance, n'ayant même jamais envisagé que l'on puisse refuser de céder à sa demande, faite avec politesse et distinction. Que la fille d'un contremaitre puisse engendrer la descendance du directeur et partager sa vie, c'était là un honneur auquel il était impossible d'échapper. Il y avait eu, toutefois, des tractations. La marieuse était revenue plusieurs fois à la maison des parents d'Etsuko. Ils avaient tout d'abord argué le peu de lustre de leur lignée. M. Tanaka avait répondu que ce point ne posait pas obstacle, ses ancêtres ayant été de simples bucherons, et la fortune l'ayant amplement pourvu pour deux.

La mère d'Etsuko avait bien vu, du coin de l'œil, les regards que s'échangeaient Shinjiro et sa fille. Elle fit comprendre à l'entremetteuse que M. Tanaka ne serait peut-être pas le premier, et devrait donc, à ce sujet, s'attendre à quelque déception. La marieuse, après avoir pris l'avis de son patron, leur répondit que ce point ne revêtait pas d'importance pour M. Tanaka. Ce dernier adorait les enfants, mais sa précédente femme n'avait pu lui en donner. L'important était qu'Etsuko puisse lui assurer une descendance, lui donner des héritiers. Et qu'elle possède aussi la prestance, l'élégance et les connaissances nécessaires à tenir son rang. Pour le reste, on pouvait oublier.

Au soir de ces jours de négociations discrètes, Etsuko retrouvait, de plus en plus désespérée, son amant qui ne savait que faire pour la consoler. Il pensa même rencontrer directement M. Tanaka, puis recula devant le ridicule de la chose.

Il n'aurait pas du. M. Tanaka avait des yeux et des oreilles dans tout le pays, et il n'ignorait rien de l'idylle que les deux jeunes gens pensaient secrète. Cet homme aux rives de la vieillesse était seul à savoir que s'il n'avait pas eu d'enfants, ce n'était pas de la faute de son ancienne femme, dont il chérissait encore le souvenir. Il était allé voir des docteurs renommés, au Japon et jusqu'en Amérique, et tous lui avait fait la même réponse : il était irrémédiablement stérile. Dans ses cauchemars, il voyait à sa mort son entreprise disparaitre, dépecée par de vagues cousins, et toutes les familles qui dépendaient de lui réduites à la misère. Ce n'était pas un mauvais homme. Il savait Shinjiro sain et vigoureux et, ma foi, il s'était résolu à élever les enfants qu'Etsuko lui donnerait sans trop s'interroger sur leur origine. Il voulait tout simplement, lui aussi, des enfants sains et vigoureux à qui donner son nom.

Vint un moment où la famille n'eut plus rien à objecter. Son assentiment fut finalement obtenu lorsque M. Tanaka se proposa de prendre en charge l'éducation de tous les neveux et nièces de sa future. Etsuko n'était donc plus seule en cause. La mort dans l'âme, pour le bien et l'avenir des siens, elle du consentir.

Le ciel virait-il au noir, ou bien les yeux de Shinjiro se brouillaient-ils de larmes ? Dans l'après-midi, les futurs époux s'étaient rencontrés. Etsuko, dans une tenue somptueuse envoyée par son futur, et ce dernier en costume protocolaire. Ils avaient devisé tout deux. Etsuko avait été surprise par la culture du directeur, qui lui avait parlé poésie chinoise, lui offrant un précieux recueil. Elle eut aimé pouvoir le haïr, mais elle se devait de reconnaitre que cet homme n'avait rien d'un vieillard libidineux ou d'un patron arrogant. C'était, effectivement, un homme charmant, qui eut fait un vieil oncle parfait. Mais tout en se prêtant à la conversation, elle ne pouvait s'empêcher de gémir intérieurement en pensant au contact de cette peau sèche, de ce corps rebondi, de ce ventre mou, à ces petits yeux fuyants sur elle, à ces mains tachées et déjà ridées se promenant sur son corps... M Tanaka avait pris soin de choisir pour elle des poèmes traitant de vieux maris ridicules trompés par de jeunes épouses frivoles, mais elle ne le comprit pas. Elle fut polie et charmante, mais son cœur était glacé.

Le ciel s'assombrissait vraiment, à présent. Allongé, Shinjiro avait l'impression que les hautes herbes se refermaient sur lui. Il étendit la main, saisissant celle d'Etsuko, déjà froide et raidie à son côté. « Je te rejoins », songea-t-il en fermant les yeux.

Sur les collines enténébrées, les hautes herbes s'agitaient sous les caresses du vent, linceul d'émeraude sur les corps des amants.

Sous les hautes herbesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant