« Oh cessez de tortiller vos petites moustaches d'aristo, cela m'est insupportable ».
« Je suis un homme et non un aristo, comme vous êtes femme avant d'être comtesse, chère Dame de Villeperdue».
L'intervention de Jean s'étouffa dans le vacarme causé par l'arrivée du carrosse des époux de Nohant. Comme un rituel perdurant par mauvaise habitude, la énième soirée mondaine allait se dérouler autour d'un verre de whisky, entre façons hautaines et médisances invariables.
Jean ne supportait plus sa vie, cette vie qu'il aurait volontiers évitée si le choix ne lui avait été imposé par son père. Mais que valaient les mots d'un fils face à un parent qui n'attend que ce mariage d'intérêt pour effacer ses dettes insensées... Jeannot - surnom qu'il aimait se faire donner au village de ses exils dont je reparlerai- perdit tout espoir à la suite de ses nombreuses tentatives auprès de son père, Gustave Landier. Propriétaire d'une cordonnerie familiale, il possédait suffisamment de ressources pour vivre bonnement et s'offrir quelques plaisirs rares pour l'époque. Mais vint le jour où les ventes du commerce furent moindres, et les dépenses démesurées. Les semaines passant, les réserves se vidaient à un rythme effréné et rien ne pouvait inverser le cours des choses. L'entêtement du père grandissait à mesure que la pauvreté rongeait ces derniers « objets de valeur » : une table de ferme et un lit bancal. Le quotidien des Landier avait changé tout à coup, laissant leurs estomacs vides, et leurs esprits malheureux. Jean se souvenait de ces durs moments, notamment du départ de sa mère pour un autre homme dont l'opulence se reflétait à son simple apparat chic et guindé. Elle avait pensé à son propre avenir refusant même d'emmener son fils avec elle par peur qu'il porte en lui cette misère infectieuse.
C'est seulement lorsqu'elle franchit le seuil de la porte pour la dernière fois que Gustave comprit l'urgence de la situation, une solution devait être trouvée. Et dès le lendemain, l'avenir financier des Landier père et fils fut tracé. Une riche veuve désirant à nouveau la compagnie d'un homme de bonne famille, quelle opportunité se présentait là !
Dix longues années s'étaient écoulées depuis cet instant fatidique, et Jean ne parvenait toujours pas à regarder sans dégoût cette...femme. Ce mot faisait fourcher la langue du pauvre homme. Car oui, qu'avait en commun la comtesse de Villeperdue avec ces créatures féminines devant lesquelles le monde s'agenouillait ? Il aurait aimé que de cette question découle un tableau idyllique, où la beauté d'un corps aux courbes légères aurait accompagné un visage fin et radieux. Mais ces vains espoirs s'anéantissaient subitement lorsque celle qu'il détestait tant rouvrait sa bouche ridée :
« Ne restez pas figé enfin, j'ai horreur de faire patienter mes invités à cause de vous... »
Dans un souffle de mécontentement, Jean s'exécuta. Il suivit sa dame jusqu'au salon de thé, là où les époux de Nohant allaient les rejoindre d'une seconde à l'autre. Leurs voix se firent bientôt entendre.
« Quelle route ma chère, nous sommes éreintés ! ».
Le déferlement des plaintes aristocratiques commençait. Aucune issue n'existait pour le seul qui n'avait pas sa place à chacune de ces soirées d'un autre monde. Les discours politiques, les éloges des derniers achats de Madame de Bruneuil, ou encore les grotesques critiques de la classe paysanne étaient exécrés par Jean. En dépit de sa bonne volonté, il ne parvenait guère à s'enrichir de ces discussions. Lui préférait baigner dans l'art. La musique et la poésie étaient en effet ses passe-temps favoris. Lorsqu'il en avait la possibilité, il écrivait de jolis poèmes teintés plutôt de chagrin que de joie. Ce sont ces mêmes sentiments que ses doigts posés sur le piano à queue du grand salon exprimaient. Malheureusement, la veuve de ces lieux ne lui permettait jamais d'exercer son art librement, surtout lors de ces petits repas en compagnie de ses amis de l'Indre, comme ce soir-là.
Jean n'en pouvait plus, il suffoquait de ne voir que des gens d'une innommable médiocrité entre ces murs de prison. En cet instant, il avait besoin de s'évader au travers de quelques notes de Mozart. Ses points se serraient de plus en plus, les voix autour de lui s'évanouissaient peu à peu. Il devait agir. La comtesse remarqua une première fois son changement de comportement soudain sans broncher, mais voyant qu'il ne faisait qu'empirer, elle ordonna à Jean de quitter la pièce. Il le fit dans un silence religieux et rejoignit le grand salon. Son désir musical le tenait encore, il s'assit alors devant le piano, prêt à interpréter les plus beaux morceaux qu'il connaissait. Ses mains survolèrent les touches puis après une longue inspiration, les touchèrent enfin. Un requiem des plus poignants débuta, laissant s'échapper au cœur de fabuleuses contrées l'esprit du musicien. Dès lors, le château de Villeperdue se retrouva bercé par les talents du jeune homme inspiré. Ses pensées le faisaient déambuler dans les endroits de son passé, où il n'était que Jeannot, un candide personnage à la joie de vivre, aux envies folles, celui que les autres aimaient. Il revivait les scènes les plus enivrantes qu'aucun homme n'aurait pu déplorer. Des figures familières l'entouraient, notamment celles des jeunes filles qui le courtisaient jour et nuit. Et Dieu sait que cet enfant à l'époque appréciait particulièrement les nuits plus que les jours, aux côtés de ces délicates muses. La vie lui offrait des plaisirs incomparables, marquant ses sens à tout jamais. Le souvenir d'un parfum de rose, d'un toucher soyeux, d'un goût suave et sucré, chaque élément recréait la magie d'un instant, d'une seconde. Cependant, la douceur d'antan ne semblait pas vouloir ressurgir dans le cœur de Jean. Cela faisait si longtemps que ce carcan l'emprisonnait, qu'il devenait presque impossible de s'enfuir. Pourtant, maintes fois il imagina son départ sans y parvenir vraiment. Sa réflexion l'en empêchait... Il aimait son père d'un amour inconsidéré et ne se résoudrait jamais à aller à l'encontre de ses volontés. Et même s'il savait que l'entièreté de cette actuelle vie n'était dûe qu'à lui, il n'arrivait qu'à l'aimer et éprouver de la compassion à son égard. Jean était ainsi, un homme rempli de bonté envers chaque être humain, qu'il soit bon ou mauvais. Mais la comtesse de Villeperdue en avait trop longtemps abusé. A donner plus qu'il ne recevait, Jean perdit les infimes lueurs de bonheur qui auraient pu le faire réellement vivre. Et de ne plus pouvoir être lui ne fit que l'achever davantage. Maintenant, il devait choisir entre lui ou son père, entre la vie ou la mort.
« C'est fini jeune aristo ! »
La veuve des enfers venait de franchir la porte du grand salon et se tenait debout face à Jean qui jouait sa dernière note.
« Oui... » termina-t-il les larmes prêtes à couler.
Le choix était fait. Jean venait de sceller son sort pour de bon.
Sa décision laissa place à une tristesse incommensurable. Ses sanglots résonnants se décuplaient dans les pièces du château et l'on pouvait alors croire que le monde pleurait avec lui.
Ce chagrin demeura les nuits suivantes et ne connut jamais de remède. Jean avait encore une fois choisi les autres plutôt que lui. Il venait de sacrifier sa vie pour privilégier celle de son père, qui n'aurait jamais fait la moitié de ses louables actes. Mais qu'importe... Les sentiments dont il se disait l'auteur l'emportaient toujours sur la raison et c'était là, la beauté incomparable qui régnait en son coeur.
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Jean
Short Story"Jean n'en pouvait plus, il suffoquait de ne voir que des gens d'une innommable médiocrité entre ces murs de prison."