Par la fumée

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Derniers instants. Le public en est conscient, retient son souffle. Lui se sent ému par ces visiteurs d'un soir, ces inconnus qui se languissent de ses mots. Il s'accorde un instant hors de son personnage pour profiter de cette ambiance, ce flottement de l'atmosphère qui se brisera lorsqu'il prononcera son texte, sa dernière réplique.

« Chercher les ingrédients, dissoudre les mensonges, ajouter la lucidité de ceux qui entendent dans le monde sourd et impénétrable des mystères, tirer de ce mélange une substance de vérité : tel est le travail du détective, un alchimiste dont la potion a comme un parfum de révélation, évaporant tous les secrets. Alors faites frémir les chaudrons, je veux que les masques tombent à la seule odeur du feu de votre antre. »

Il s'esclaffe, surjoue peut être un peu, mais il veut graver pour toujours l'image de Mr Henry, riche détective du 19e, dans la mémoire de ses spectateurs. Les rideaux se referment. Tremblement des applaudissements, les acteurs sortent, se félicitent, les premiers compliments lui sont destinés : « grandiose », « émouvant ». Et ils se pressent à nouveau sur la scène, saluent la salle sans voir leur public en sachant que tous les admirent. Tremblement des applaudissements, excitation des comédiens, joies du théâtre, joie de ce rideau qui s'ouvre et se ferme.

Armand récupère les dernières affaires de sa loge. Il va franchir la porte quand son reflet dans le miroir le retient. Il se préfère sans haut de forme et faux favoris. Du bout des doigts, il retire le reste de maquillage collé sur sa joue. Il se sourit et alors se plaît à retrouver ce visage d'adolescent dans la glace. Il s'enfuit soudain de la loge en apercevant les prémices de rides sur son front.

Lorsqu'il sort du théâtre, il fait nuit, aucun comédien avec qui s'enthousiasmer de la représentation, pas un quidam ne l'attend pour lui dire à quel point il est fantastique. Armand se console rapidement de sa solitude alors qu'il avance sur ce coin de place parisienne qu'il connaît tant maintenant. Elle est sa spectatrice la plus fidèle : deux cafés, un hôtel élégant et quelques boutiques qui l'accueillent et l'embrassent à chaque pièce de théâtre. Il n'a pas encore envie de rentrer chez lui, et répondant parfaitement à son désir, il aperçoit Vincent de l'autre côté de la rue. Son agent, mais surtout ami, l'attend appuyé contre sa Citroën DS, une cigarette dans la bouche et un chapeau en feutre sur la tête bien que ce soit la nuit, mode parisienne oblige. Il est inhabituellement accompagné de quelqu'un, et plus étrange encore, ce n'est pas une de ces femmes dont il aime profiter une semaine ou deux, abusant de son statut. En traversant la route, Armand examine l'individu, un étrange bonhomme, bien plus grand et fin que son ami. Il n'a apparemment pas le même goût que Vincent pour la mode parisienne. L'homme, que Armand considère alors déjà comme un étranger, porte un long pull gris à col roulé et un pantalon en velours brun. Il ne coiffe sûrement pas ses cheveux qui se dressent en petites boucles brunes insolentes.

Armand salue son ami, sert fermement la main à l'intrus et interroge Vincent du regard.

« Armand, voici Kamil Adamczewski, c'est un auteur polonais, ça fait deux ans qu'il vit à Paris. »

Le comédien hoche la tête sagement et attends une suite. Vincent prend un plaisir apparent à faire patienter Armand en expirant lentement la fumée de sa cigarette. Il s'hypnotise à la regarder monter et disparaître. Vincent scrute les immeubles chics en espérant retrouver une volute de fumée perdue, mais il n'y en a plus. Il est déçu. Armand soutient son regard mais Vincent ne veut pas déjà satisfaire sa curiosité.

« Ce soir on mange tous les trois. »

Il fait signe à Kamil et Armand de prendre place dans la DS et sourit en voyant la mine contrariée de son ami.

Dans le restaurant, Vincent explique que Kamil a assisté à la pièce et qu'il faut impérativement que Armand joue le rôle principal de la prochaine pièce du dramaturge polonais. Celui-ci n'a pas encore dit un mot, Armand se demande quel drôle d'accent il doit avoir.

Par la fuméeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant