Where to?

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-À quelle heure il passe?

-Dans vingt minutes. Tu le savais pourtant, non?

Killua laissa échapper un grognement. La case Alzheimer quand on était vieux, c'était quasi inévitable, non? Gon, habitué, n'ajouta aucune remarque. Difficilement, il se redressa sur le banc abîmé de l'arrêt de bus, puis se plaignit quand il sentit un de ses os craquer pour la énième fois. Dans sa main rugueuse aux phalanges blanchies par la sécheresse, sa fidèle cane lui assurait un certain soutien. C'était une belle après-midi comme il y en avait souvent dans leur petite ville : le soleil était généreux en chaleur, la brise n'était ni trop fraîche ni trop chaude, et l'air était respirable.

-Kurapika le grincheux avance sur le trottoir d'en face, dit Killua.

-Bonjour! Cria alors Gon. Belle journée, hm?

-Une de plus à barrer dans mon stupide calendrier, répliqua Kurapika.

Killua étouffa un rire enfantin et leur vieil ami s'éloigna.

Gon était aveugle. L'âge lui avait pris la vue il y avait de cela quelques années déjà, et l'homme s'était habitué à vivre constamment dans la pénombre. Au début, il n'avait pas osé sortir. Tout lui avait semblé effrayant, les bruits étaient  amplifiés, le monde s'était transformé en un cauchemar vivant et ambulant. Puis, au fur et à mesure et avec l'aide de Killua, il avait réussi à faire quelques pas dans sa rue. Ce n'était pas un grand exploit certes, mais pour Gon, ça avait été une victoire satisfaisante. Et voilà que maintenant, il savait prendre le bus !

-J'ai bien envie d'une pâtisserie, dommage que cette boulangerie ait fermé.

-Killua, ce n'est pas bon pour tes dents.

-Ouais, déjà qu'elles sont pourries... Ça me manque, le temps où on pouvait courir et manger des bonbons à longueur de journée. Pas toi?

-Les bonbons, j'en mangeais pas des masses...

-T'as toujours été un rabat-joie.

Le vent se leva un peu et les cheveux grisés de Gon se mirent à virevolter dans les airs. Il tourna la tête vers la droite et sourit : il le savait, dans les arbres, leur ancienne cabane était encore là. Malgré le fait qu'il était aveugle, Gon savait parfaitement se situer dans l'espace. Aussi, il avait mémorisé l'emplacement de chaque maison, chaque arbre et chaque banc dans sa ville. C'était probablement pour ça qu'il s'y sentait en sécurité : il ne risquait pas de s'y perdre. À sa gauche, il entendit Killua claquer la langue contre ses dents.

-Qu'est-ce qu'il y a?

-J'ai encore oublié la date de notre rencontre.

-Le 2 juin, il y a presque 53 ans, répondit Gon.

-Merci.

Il arrivait de plus en plus souvent à Killua d'oublier des petits détails comme celui-ci. Gon se faisait un plaisir de les lui rappeler, et jamais il ne s'énervait, même quand il répétait l'information pour la dixième fois en une heure. C'était leur routine. Killua était devenu les yeux de Gon, Gon était devenu le cerveau de Killua. Les deux hommes se complétaient presque à la perfection.

-Tu m'en veux? Demanda Killua.

-De?

-Ne pas me souvenir des choses importantes qui te concernent.

-Pas du tout. Et toi, tu m'en veux?

-De?

-Ne plus pouvoir voir ton adorable sourire, le taquina-t-il.

Killua laissa échapper un rire d'aise et posa sa main remplie d'arthrose sur la cuisse de son mari.

-Regarde nous, dit-il. Deux vieux en train de jacasser à un arrêt de bus. Plutôt cliché comme situation.

-Parle pour toi. Moi,je respire la jeunesse.

-C'est pas ce que ta hanche me dit, se moqua Killua. C'est pas elle qui vient de craquer, là?

Gon sourit.

Il l'aimait à la folie. Pour lui, Killua n'était pas sa moitié, il était son tout. Il était sa raison de se lever le matin, son envie de marcher toujours plus loin, son pilier. Jamais la vie n'était monotone à ses côtés. Gon en était sûr, tant que Killua serait là, jamais il ne céderait à la mort.

-Raconte-moi encore comment on s'est rencontré, dit ce dernier, coupant Gon dans ses pensées.

-On était voisins. Tu venais d'arriver dans le village, tu n'avais aucun ami. Alors, moi ton sauveur, je suis arrivé à ta rescousse. Dieu comme j'étais beau à cette époque !

-Tu l'es toujours.

Une voiture passa et le klaxon se fit entendre. Gon sursauta.

-C'était Léolio, le rassura Killua.

-Tiens, il sait encore conduire lui?

-Apparemment oui.

Une demie dizaine de voitures passèrent ensuite, envoyant du vent dans le visage des deux hommes qui étaient maintenant muets comme des carpes.

-Tu sais, commença Killua, j'ai beau oublier ton anniversaire ou notre date de rencontre, mais jamais je ne t'oublierai, toi.

-Merci.

Gon sentit la main de son mari se resserrer sur sa cuisse.

-Ramène tes pieds, deux personnes arrivent sur le trottoir.

-Comme ça, c'est bon?

Killua acquiesça et une mère se hâta de passer. A ses côtés, sa fille - qui devait être âgée de cinq ans tout au max - lui tenait fermement la main.

-Maman, le monsieur il parle tout seul.

-Tais-toi et avance, la réprimanda sa mère.

Dans sa poitrine, Gon sentit son cœur lui envoyer une douleur aiguë. Ce n'était pas une douleur cardiaque ou musculaire, mais une douleur émotive.

-Le bus arrive, affirma Killua.

Gon s'appuya sur sa cane et se leva. Il profita du fait d'être dos à son mari pour essuyer la larme qui perlait sur sa joue, puis il prépara la monnaie dans sa main et attendit sagement que le véhicule s'arrête devant lui et que les portes s'ouvrent.

-Comme d'habitude? Demanda le chauffeur.

-Oui, comme d'habitude.

Il paya son trajet et alla s'asseoir à tâtons sur son siège. Par chance, il était côté vitre, ainsi il posa son front contre le verre glacé et fixa le banc sur lequel il était assis quelques secondes auparavant. Il le sentait, Killua était là, et il lui faisait signe. Avec douceur, Gon releva lui aussi son bras, et lui rendit son signe. Le moteur ronronna, et enfin, le bus se mit en route.
Gon était au courant que Killua ne pouvait le suivre. Son mari était condamné à veiller sur ce banc, jour et nuit, et à attendre sa visite quotidienne, car là, dix ans plus tôt, il avait perdu la vie.
Une fois de plus, Gon sentit son cœur se serrer et ses yeux s'emplir de larmes chaudes, et pourtant, il continua de sourire.

La voix du chauffeur résonna dans l'habitacle et annonça:

« Mesdames et messieurs, vous vous trouvez bien dans le bus de la ligne 43. Le prochain arrêt est : le cimetière. »

-J'arrive, murmura Gon.

Ligne 43 [OS]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant