Les mains rivées à la paroi de verre et le nez aplati contre celle-ci, le jeune bambin était pantois.
« Dis Papa... Pourquoi que les poissons ils ont une grande famille ? »
Sans même prendre la peine de relever les yeux de son téléphone portable, le père du jeune garçon répondit :
« Samuel. On dit « pourquoi les poissons ont-ils ». Cesse de mettre des « que » partout et respecte les règles de grammaire. Tu n'es plus un bébé ! »
Le ton agacé de son paternel n'étonna pas l'enfant. Sans se préoccuper des mots compliqués que Papa avait utilisés, Sam persistait à observer les mammifères marins, les plantes aquatiques et tous les poissons colorés dans le grand aquarium du centre commercial.
Si l'intonation colérique du père ne surprenait pas l'enfant, elle avait profondément sidéré Jean et Chantal, un couple de retraité. Abasourdis et légèrement contrariés par un tel manque de considération, ils s'agenouillèrent près de la petite tête aux cheveux ébènes.
« Pourquoi tu parles d'une grande famille mon garçon ? s'étonna la vieille femme.
-Là bas y a tous les petits poissons qui se font que des câlins. Moi je fais pas de câlins aux gens que je connais pas. Sauf à Julie mais Julie c'est mon namoureuse. Souffla le jeune garçon d'un seul soupir, avant d'inspirer bruyamment. Mais Sophia aussi c'est mon namoureuse ! Pourquoi que ça veut dire que les poissons du groupe ils sont tous namoureux ? »
Prenant quelques secondes pour comprendre le sens de la phrase du bambin, les regards du couple se portèrent au fond de l'aquarium. Aussitôt ils comprirent que « les poissons qui se font que des câlins » n'étaient en réalité qu'un banc de sardines. La tâche ardue des deux retraités était à présent d'expliquer à un enfant inconnu en quoi la survie du groupe dépendait de cette étrange agglomération.
Orientant rapidement son regard sur le père de Samuel, toujours inattentif, Jean tenta une première approche.
« Samuel c'est bien ça ? le garçon hocha vivement la tête. Sophia et Julie elles sont dans ton école ?
-Oui et même que elles sont dans la classe de Maitresse Jeanne avec moi et mon copain Paul et mon copain Luke et mon autre copain Paul. Répondit vivement l'enfant.
-Tu vois mon grand, les petits poissons là-bas ils sont un peu comme toi et tes copains. Comme ils sont proches les uns des autres c'est plus simple pour eux de trouver une amoureuse. » Jean jeta un regard à sa femme qui hocha la tête en signe d'accord.
Le visage de Sam était à présent barré d'un grand sourire.
« Ha voui je sais ! C'est comme quand on va dans le train sous la terre... le motéo... le météa... hésitait- il.
-Le métro ? Proposa Chantal, étonnée d'un quelconque rapport entre les deux discussions.
- Voui le météo. Quand y a plein de gens dedans et bah y a toujours des monsieurs qui se frottent à maman comme les petits poissons ! »
Samuel souriait, fier comme un paon d'avoir compris, alors que le couple se jetait des regards gênés et perplexes. Ce fut Chantal qui essaya une autre approche.
« Tu vois tous les petits poissons, s'ils sont seuls ils se font manger par des poissons plus gros.
-Mais là le méssant gros poisson il peut juste ouvrir grand sa bousse et tous les manger. Comme moi quand maman elle dit que je mange comme un cosson la purée et les patates. Et même que une fois bah moi j'ai mangé des soux de brussel et c'était pas bon et même que j'ai tout mangé pa-ce que maman elle était pas contente. »
Le monologue de l'enfant était sans fin mais la patience des deux retraités était bien plus importante encore. Contrairement au père qui soupirait, agacé par les erreurs phonétiques et grammaticales du chérubin. Mais n'est-il pas normal pour un enfant de quatre ans de ne pas prononcer correctement certains sons ?
N'ayant que faire de ce que racontait Sam à deux étrangers, il continuait d'envoyer des messages à la femme qui partageait son lit.
Le comportement du père étonna fortement Jean. C'est pourquoi il coupa Samuel dans son monologue sur « comment le lapin mangeait les pommes quand il était ami avec l'éléphant ».
« Vois-tu, Samuel, quand un poisson un peu plus gros que les sardines veut les manger, il ne peut pas. Parce qu'elles sont trop nombreuses pour lui. C'est même le contraire qu'il se passe en réalité. Les petites sardines font fuir le gros poisson.
-Mais... C'est comme les garçons à l'école ? Les grands qui viennent avec leurs copains pour faire peur aux petits ?
-Non mon poussin. C'est l'inverse chez les poissons. C'est les petits poissons qui viennent avec leurs copains pour faire peur aux grands. Mais ils ne leur font pas mal. Ils se défendent juste. Intervint Chantal.
-OUI ! J'ai compris. C'est comme à la télé quand y a les monsieurs qui disent que c'est pas grave de tuer le monsieur si c'est le monsieur qui a attaqué le premier. Même que j'ai vu un film où y avait le sang mais où c'était pas grave.
-Tu sais poussin, ce que l'on voit dans les films, ça n'est pas toujours la réalité.
-Ho. Ça veut dire que même si c'est lui qui a commencé je peux pas le taper ?
-Exactement » conclut alors Jean.
Raccrochant son téléphone dans un geste brusque, le père de Sam se tourna vers le bambin.
« Samuel ! Viens on rentre à la maison. Et cesse d'emmerder les gens. Excusez-le, il parle trop, s'adressa-t-il au couple. Bon dépêche-toi ! Et tu ne diras pas à maman que Cathy est à la maison. »
Sans prêter attention ni à son fils, qui ne le suivait pas, ni aux regards courroucés des deux retraités, le père traça son chemin dans le centre commercial. Samuel ajouta à ses nouveaux amis que « Cathy c'est la madame qui vient à la maison pour faire crier papa quand maman est pas là. », balbutia un au revoir et gambada à toutes jambes vers son père.
Chantal et Jean se regardèrent sans un mot. Ce jeune garçon avait déjà compris beaucoup de choses de la vie et, malgré la complexité malsaine de ce qu'il observait, il restait un enfant attachant jovial et sincère. Le petit avait beaucoup de qualités qui il permettrait de devenir un adulte exemplaire.