Neuf heures moins un quart

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Vêtue de ma blouse blanche, de ma jupe fleurie et de mon corset serré plus que de raison afin d'avoir l'air menue, je prends la direction du marché. Mes sabots de bois vernis claquent sèchement sur les dalles de la rue Rimbaud et quelques gouttes d'eau de l'averse maintenant terminée se penchent encore au rebord des gouttières avant de venir mourir sur le sol d'un discret clapotis. Place de la Mercie. Abandonnée.

J'aperçois Madame Leslie, la patronne de la mercerie dans laquelle je deviens folle à trier jour comme nuit des boutons pour trois francs cinquante et un jambon.

Petite, âgée et légèrement boiteuse, elle traverse au pas de course les étalages de légumes désertés. Elle ne me prête d'abord aucune attention.

"-Où courrez vous comme ça ma bonne Leslie ?

-N'as tu pas entendu la nouvelle, petite Marguerite ?

-Pour rien, je sors du lit ! Que se passe t'il donc ? Où sont les femmes ?

Elle s'approche de moi et me tend, tremblante, un affichette, arrachée à la volée. La guerre. Je n'en crois pas mes yeux. Depuis le temps que je l'attends celle là. Je lève la tête, et je lis tellement de peine dans les yeux de ma pauvre supérieur que je ravale mon sourire, et je me sens honteuse de bouillonner de joie à cette nouvelle.

Avant de tourner les talons, elle me tapote l'épaule avec suavité

-Nous avons bien de la chance de ne pas être à leur place, petite Marguerite"

Effrénée, je cours en direction de la maison. Mes sabots me cisaillent le rebord des pieds. J'essaie tant bien que mal de lire les détails de l'affiche, secouée par ma course. Arrivée chez moi, le doute n'a plus sa place dans mon esprit. Automatiquement, comme si j'avais répété cette scène des années durant, je m'assois sur le rocking-chair et saisis la valise sous la table basse. J'en extirpe miroir et ciseaux, et je coupe. Enfin.

Petit à petit, mes longues boucles mordorées s'échouent sur le parquet gondolant. Mon visage se durcit. En l'espace de quelques minutes, je perds toute la féminité, la douceur, l'élégance que j'ai pris tant d'années à adopter. Qui étaient la fierté de ma mère. Petit à petit, se forme à mes pieds une mer brune, dans laquelle je noie mon passé, mon identité. Je dégage le pourtour de mes oreilles à l'Opinel, je m'échange contre une autre. UN autre. Je revêtis solennellement mon uniforme kaki. J'ai économisé des mois de mon travail de forçat à l'atelier pour me le payer. Dans l'encadrement de la porte, je troque à contre cœur mes sabots, seul souvenir de ma mère, seul souvenir de l'unique personne qui m'ai réellement aimé, contre des bottes de pluie marines, bien trop grandes pour mes petits pieds.

Mon pied flotte dans cette chaussure. Malgré tout, je m'efforce d'adopter une démarche déterminée et virile. J'arrive à la gare, plus le droit de reculer. Vingt deux ans, déjà veuve, enfant mort-née, la honte le la famille, rien ne me retient ici. La grande feuille blanche passe de main en main. Quand je la saisis, j'invente, pour la première fois je mens. Nom, prénom, signature. Personne ne vérifie rien, et je monte dans le wagon, au côté de je le remarque vite, le fils à la Leslie.

Ca y est, je suis soldat. Mon père serait enfin fier, il ne me cacherait plus.

Je suis née Marguerite, à son grand regret, mais en son honneur, je reviendrai en héro, ou mourrai en Marc.

Marguerite [OS] Où les histoires vivent. Découvrez maintenant