Acte I, Scène 1

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  "Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées,
La valeur n'attend point le nombre des années"

Le Cid, Acte II, Scène 2


🌻🌻🌻


C'AVAIT toujours été simple. Pour Loïs, la seule échappatoire possible à la petite bourgade minable de Grezac, c'était le théâtre. Depuis aussi loin qu'elle s'en souvienne, jouer avait toujours été la seule chose qui lui permette de s'échapper un peu de son existence qui lui semblait si fade. Un jour, elle se tirerait de cet endroit. Elle se l'était promis.

Jouer, c'était un peu déposer tous ses fardeaux pour en emprunter d'autres, infiniment plus forts, plus profonds, plus grands. Lorsque le rideau se levait, il n'y avait plus rien d'autre que les sentiments déchirants qui ravageaient son personnage jusqu'à la folie. Loïs devenait ces passions destructrices, faute d'être quoi que ce soit d'autre. Donnez-lui des lignes de Musset, elle devenait une Camille tiraillée entre son amour pour Dieu et pour un mortel ; donnez-lui quelques vers de Ionesco, et tout en elle devenait absurde, jusqu'à la pointe de ses cheveux. Elle se sentait comme un récipient désespérément vide qu'on remplissait de milliers de mots qu'elle se devait de déclamer au mieux. Et cette passion, ce serait sa porte de sortie pour échapper à la petite vie minable qu'elle aurait dû subir : faire toute sa scolarité à Grezac, y avoir des notes moyennes sans trop faire de vagues, obtenir son bac ras-les-pâquerettes et reprendre la boulangerie familiale. Entre temps, se marier avec un gars du coin qui lui non plus n'aurait pas dérangé le joyeux paysage, lui faire deux ou trois mômes et les subir jusqu'à ce qu'ils quittent le nid.

« Loïs, tu m'écoutes ? la voix de Pauline perça ses songes comme une balle de pistolet déchire du tissu.

Secouant sa tête vivement, Loïs se reconnecta avec la réalité, morne réalité du petit réfectoire du lycée intercommunal de Grezac.

- Oui, oui, je t'écoute, répondit-elle le plus naturellement du monde.

- Et alors, t'en penses quoi ?

Loïs scruta les yeux brillants de son amie, son air enjoué, ses pommettes plus rougies que d'ordinaire. Son visage rond aux joues remplies et ses cheveux blonds paille semblaient briller d'un nouvel éclat. Ca devait avoir un rapport avec ce dont elle lui parlait un peu plus tôt. Malheureusement, elle n'avait pas la moindre idée de quoi il s'agissait.

- Euh, je trouve ça super. Ca a l'air de te rendre heureuse en tout cas... hasarda-t-elle.

Pauline s'esclaffa comme si elle n'avait jamais rien entendu de plus drôle. Se faisant, elle rejeta sa tête en arrière et ferma les yeux un instant. Ses joues se colorèrent un peu plus de rose, se rapprochant curieusement de la teinte du pull en col V qu'elle portait ce jour-là. Elle était vraiment belle, se dit Loïs.

- Je ne sais pas si heureuse est le bon mot, répondit Pauline, mais en tout cas ça va me faire un peu de distraction. Je l'ai vu ce matin quand il est entré en cours de chimie, et vraiment, il a l'air... délicieux.

- Qui ça, le prof ? interrogea Loïs, incrédule. 

- Le prof ? Mon dieu, mais tu n'as absolument rien écouté à ce que je t'ai dit. Le prof est toujours aussi dégueulasse et je déteste toujours autant la chimie, rassure-toi. Moi je te parle du nouveau, Alexandre Grandemange. Le mec qui vient d'être transféré du Québec et qui est foutu comme un putain d'Adonis. Avec qui je suis partenaire en chimie. Du coup, je déteste un peu moins la chimie cette année. Je crois que nos hormones vont provoquer des réactions en tous genres, si tu vois ce que je veux dire.

Point Blank.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant