Chapitre 3 : Corruption

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Un livre sur une table. Il n'y a rien d'autre dans la pièce, hormis le silence qui fait résonner les battements de son cœur dans ses oreilles. Après des années d'obsession, de questions et de réflexion, voilà l'objet de tous ses désirs posé ostensiblement devant lui, sur une simple table. Pas un mot, pas un geste pour le retenir. Il s'avance, tend la main et pose ses doigts sur la couverture du livre. Il a l'impression de toucher sa propre peau, tiède et lisse. Un livre de peau. Avec un frisson d'excitation, il ouvre le Livre. Les pages sont recouvertes d'une multitude de signes faits de boucles, de points et de traits inscrits à l'encre noire comme un tatouage. Un langage indéchiffrable et inconnu de tous. Pourtant, Thorn le comprend, comme si un engrenage s'enclenche soudainement dans son cerveau. Pour la première fois, il comprend le Livre. Cela aurait été le phénomène le plus étrange de son rêve si le Livre ne s'était pas brusquement mit à hurler. Un cri strident et aigu s'échappe de toutes les pages, s'élève et envahi l'air comme de la fumée, se répercute sur les murs, le fait tituber et tomber en arrière...

Thorn se redressa brusquement dans son fauteuil avec la sensation dérangeante d'un réveil trop brutal. Ce n'était pas le Livre qui criait mais le téléphone posé sur le bureau qui sonnait à intervalles régulières comme un disque rayé. Son secrétaire éclaircit sa voix maniérée au bout du fil.

- Monsieur ? Votre rendez-vous de 6 heures vient d'arriver. Dois-je le faire patienter ?

- Non. Faites le monter.

Thorn se laissa tomber au fond de son fauteuil. Ce n'était pas la première fois qu'il rêvait du Livre. Lorsqu'il parvenait à s'assoupir, il lui revenait toujours en tête avec un arrière goût de frustration au réveil. Il occupait son esprit sans répit comme une chanson familière au titre oublié. C'était le seul héritage de sa mère : une personnalité obsessionnelle symptomatique d'une mémoire infaillible. Il se souvenait toujours de tout et ne pouvait s'empêcher de s'en rappeler, du fichu à fleurs mauves de Berenilde lorsqu'elle l'avait emmené aux Sables d'Opale pour ses 3 ans aux textes de loi les plus austères, en passant par les derniers commérages rapportés dans le Nibelungen. Les souvenirs de Farouk étaient les plus obsédants. L'oeil d'Artémis dans le trou de la chambre, l'ombre de Dieu sur le mur, la pointe d'un couteau dans la chaire du Livre, la colère de Dieu et le monde déchiré. Le sens de ces souvenirs, il en est persuadé depuis toujours, résident dans le Livre de Farouk. Il lui suffirait de trouver le moyen de mettre la main dessus et de déchiffrer cet alphabet inconnu. Dans son rêve, il était si proche du but... Obtenir le poste d'intendant était la première étape pour approcher Farouk. Il lui restait à trouver un moyen de pénétrer son intimité, ce qui n'était pas chose aisée avec ses origines claniques et le nombre d'individus prêts à se couper une main pour obtenir les faveurs de l'inconstant esprit de famille. Trois coups résonnèrent à la porte du bureau. Elle s'ouvrit sur deux silhouettes, l'une penchée dans une courbette obséquieuse, l'autre aussi voluptueuse qu'un cygne avec un petit cartable au bras. 

- La comtesse Hortense, monsieur, annonça le secrétaire en s'éclipsant après une dernière révérence.

La comtesse avait tout d'une rose  au milieu d'un bouquet de fleurs fané. Sa robe pourpre ornée de broderies dorées réveillait à elle seule l'austérité brune des meubles en acajou du bureau. Elle portait une coiffure haute et compliquée ornée de perles ivoires au-dessus de sa mâchoire carrée, de ses lèvres peintes en carmin et de ses yeux bleus aux paupières tatouées. La comtesse Hortense était une figure emblématique du clan des Mirages, reconnue pour son esprit vif et caustique et, plus officieusement pour sa fortune personnelle multipliée par deux depuis son veuvage dix ans plus tôt. En deux mois d'activité, Thorn n'avait jamais reçu de femme dans son bureau. Les femmes de la noblesse, célibataires, fiancées, mariées et veuves, étaient encouragées à demeurer aux salons et à se tenir éloignées des "affaires masculines". La comtesse Hortense était l'une des exceptions à la règle. Thorn se leva et lui indiqua le fauteuil en face du sien.

L'IntendantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant