La brêle et la bête

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L'homme abandonna son attitude nonchalante et se leva sans la lâcher des yeux. Troublée, Jennifer fixa le motif géométrique du tapis. Lorsqu'elle osa de nouveau soutenir son regard, le sourire de l'homme se fit plus prédateur. Partagée entre l'envie de fuir et celle de tester ses limites, elle n'émit qu'un faible gémissement quand il commença à tirer sur sa ceinture...

- Pourquoooi, mais pourquoi n'ai-je pas droit à un beau ténébreux à la démarche féline, moi aussi ?

Peut-être parce qu'en tant qu'employée d'une petite société fabriquant du papier, je n'ai qu'une patronne quasi centenaire à me mettre sous la dent. Mais je ne suis pas à plaindre pour autant. Ce travail paie mes factures, j'ai de gentils collègues, et une prime en fin d'année qui ne gâte, hélas, que mes neveux. En plus, à l'instar de Clark Kent, j'ai une identité secrète. Le jour, je suis Emmanuelle Leclerc, trente-trois ans, célibataire. La nuit venue, c'est Betty Dove, abeille industrieuse de la littérature sentimentale qui prend le relais. J'avoue avoir déjà rêvé de dédicacer mon dernier succès en petite robe vintage et rouge-à-lèvres vermillon (oui, c'est mon idée de la réussite). Pourtant, je ne suis pas de ces écrivaines qui explosent les ventes en faisant mouiller les ménagères et bander les beaux messieurs. Mes romans parlent de sentiments, pas de choses triviales ! Alors je noie les scènes osées dans des vagues de métaphores sucrées. J'ai du mal à parler de ces choses-là. La réalité du marché et un style très ordinaire se sont donc chargés de me rappeler où était ma place sur l'échelle de la popularité.

Je replonge dans mes corrections en soupirant. Bien vite, la médiocrité de l'ensemble me tire une nouvelle plainte. Tous les lieux communs du genre semblent s'être jetés dans mon mixeur. Comme d'habitude, me répondrait-on. Sauf que cette fois, rien ne fonctionne. Le résultat est propret, facile à suivre, mais ultra chiant. Ces derniers temps, j'ai l'impression d'avoir perdu le modjo.

Le tintement d'une notification se rappelle à mon bon souvenir. Laissée de côté pour ne pas interrompre ma relecture, elle revient me narguer à intervalles réguliers. Je finis par céder et m'étrangle en découvrant ces quelques lignes.

Bonjour Mademoiselle,

J'ai acheté votre premier roman par curiosité, et je reconnais avoir lu les suivants avec amusement. J'aime bien vos histoires, même si le style est un peu daté. Mon problème principal, ce sont les (trop rares) scènes d'amour. Elles ne sont pas du tout réalistes, c'est vraiment dommage. Vous devriez expérimenter certains scénarios pour leur donner plus de corps.

Amicalement. Sam51.

Je t'en foutrais, du « amicalement » ! Vexée comme un pou, je boude mon écran. Le pire, c'est qu'il n'a pas tort, ce Sam51. Ce n'est pas difficile d'identifier d'où vient le problème. D'ailleurs, à quand remonte ma dernière aventure ? Un an, un an et demi ? J'ai presque oublié son visage. À ma décharge, notre histoire n'a guère duré. Il m'a tout-de-même accusée d'être nulle au lit. L'humiliation. C'est facile de blâmer l'autre quand on ne fait aucun effort de son côté ! De là à expérimenter pour rattraper mes lacunes...

Le message me fait ruminer une partie de la nuit. Dois-je vraiment adapter mes romans à ce qui cartonne aujourd'hui, soit du sexe et de la violence ? Et puis comment s'y prendre lorsqu'on n'a même pas les bases ? Plus l'heure avance, moins la solution semble facile. Comment dois-je m'y prendre pour être formée ? Et par qui ? Le problème a totalement viré à l'obsession à l'heure du réveil.

C'est donc vidée avec une mine de papier mâchée que je franchis le seuil de la salle-café. La fatigue aidant, je m'attarde plus que de raison sur les spécimens mâles présents. Ce matin, il y a Jean-Pierre, l'un des ouvriers. Non. Trop marié et usé jusqu'à la corde. À deux mois de la retraite, c'est un coup à ce que ma proposition indécente provoque un arrêt cardiaque. Samuel le comptable ? Bof. Il est plutôt insipide. Et puis il ne parle pas. JA-MAIS. D'ailleurs, ai-je déjà entendu sa voix ? Il y a aussi Saïd, des livraisons. Sympa, mais marié, lui aussi. Et je ne voudrais pas que sa femme (accessoirement, ma collègue de bureau), se serve de ma boîte crânienne comme mug pour son café matinal. Reste Olivier, jeune quadra et vieux garçon. Manutentionnaire, c'est un homme taciturne, à l'hygiène douteuse, et taillé pour les travaux de force. Ah tiens, il y aurait bien son jeune frère, Thierry, absent ce matin. En vérité, mon panel de victimes est ultra réduit. Encore faut-il en intéresser un seul. Quand tout est moyen chez soi, a-t-on vraiment le droit de faire la fine-bouche avec les autres ?

La victoire du poil sur la plume...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant