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Après le départ des policiers, Mathias Dawkins alluma une cigarette et se posa dans son fauteuil.

La fumée glissa sur son jeune visage, puis s'enroula dans ses cheveux bruns et bouclés comme une nuée de petites tornades vaporeuses. Ses yeux fixèrent le décor qui l'entourait et un sourire illumina sa barbe naissante, il pensait au fait que les journées étaient toujours calme à son travail. Penché en arrière sur sa chaise, il regarda la pièce qu'il devait surveiller : une sorte de cube peint en blanc uni, ce n'était pas un lieu adapté aux couleurs vives et criardes, et éclairé par des néons qui faisait mal aux yeux et qui donnait une ambiance étrange en plus des portes de métal glacées des tiroirs où se trouvaient les cadavres.

Il referma le gros bouquin de médecine qu'il avait ouvert en début de soirée et s'étira.

Gardien dans une morgue : une ligne difficile à caser sur un CV ! Pourtant, le travail était des plus simples ; les patients ne faisaient pas de bruits, c'était un peu ennuyant mais cela lui laissait le temps de réviser ses cours de pharmacologie ou d'anatomie. Selon lui, la réussite de ses études venait en partie des veillées de l'institut où la lecture était pratiquement la seule activité possible.

Ce boulot ne servait pas qu'à combler les problèmes d'argents pour payer le loyer, la nourriture et les loisirs mais servait aussi à sa curiosité. En effet, en tant qu'étudiant en médecine il se posait de nombreuses questions, peut-être ridicule mais ne voulait pas passer pour un idiot auprès de sa promotion ou de ses professeurs en demandant des réponses. Il profitait donc de l'emploi pour assouvir sa curiosité.

Au bout d'un long moment d'ennui, il se leva et avança de quelques pas, instinctivement sa main alla près de son genou difforme qui le faisait souffrir et grimaça. Ce léger problème avait chamboulé sa vie. Une voiture qui roula trop vite, lui qui passa avec ses écouteurs dans les oreilles, sans l'entendre et cela donna un accident de la circulation qui changea sa vie et sa vision du monde. L'infirmité était la cause d'autres nombreux problèmes comme son harcèlement à l'école où il était surnommé le "boiteux". Dawkins secoua la tête et pensa au fait qu'il préférait maintenant la compagnie muette des morts et de ses livres.

Voyons voir qui sont les nouveaux ce soir... Caroline Rosenberg ; déjà vu, Joanna Homes ; idem... Alice Jones... tiens, tiens ! Bien entendu, l'absence de qualification de Dawkins lui défendait en théorie de s'approcher des cadavres, mais braver cet interdit constituait presque l'intérêt principal de ce poste. Le tiroir glissa sur ses rails. Dawkins souleva le suaire blanc et découvrit une jeune femme au visage fin, dévoré par les tâches rougeâtres et bleuâtres ainsi que les cheveux en bataille. Les rides déformées par une peur mortelle évoquaient une gargouille. Plus bas, une large entaille noire barrait son abdomen blafard.

« Homicide » annonçait la fiche attachée au gros orteil. L'étudiant ne put retenir une grimace de dégoût.

Fasciné, Dawkins resta quelques instants à contempler le visage déformé et masqué de bleus. Puis, d'un geste expert, il souleva la paupière et inspecta l'iris à l'aide d'un stylo-torche. L'étudiant se redressa subitement, les yeux écarquillés. Il venait de trouver ce qu'il cherchait, en quantité infime, mais indéniablement présent. Le souffle court, le gardien bondit vers le bureau où s'étalait encore son bouquin d'anatomie. Sa main plongea dans son sac à dos et en extirpa un antique appareil photo. Ainsi équipé, il revint près de Jones, le drap mortuaire toujours rejeté sur ses épaules. Il reprit sa position au-dessus du défunt et photographia la prunelle infectée en gros plan.

Le sifflement du flash bruissait encore dans l'air quand le téléphone de Dawkins vibra contre sa poitrine. D'un geste machinal, il le sortit de sa poche et jeta un œil à l'écran : « Emma Austen ». Un froncement de sourcils et une moue déformèrent son visage, signe du dilemme qui l'agitait. Puis il abandonna à regret le corps de Jones et prit l'appel.

«- Allô ?

Sa voix semblait aussi distante que son esprit.

- Mathias ? T'es où, putain ? Ca fait des jours que tu ne me réponds pas !

La colère de sa correspondante masquait mal l'anxiété et une certaine forme de soulagement.

- A la morgue, où veux-tu que je...

- Je me faisais un sang d'encre ! l'interrompit la jeune femme. Putain, tu pourrais répondre ! Si tu savais comme je me suis inquiétée. A croire que je passe après tes études et ton foutu boulot !

- Chérie...

- T'as pensé à moi ? Franchement, des fois, je me sens seule avec un mec comme toi !

- Tu ne peux pas...

La jeune femme le coupa de nouveau sans ménagement :

- Si je peux ! Au bout d'une semaine, je peux le dire ! Et ne crois pas que je vais accepter tes excuses comme ça. Si tu penses que... »

La voix d'Emma roulait en un flot continu, obligeant Dawkins à écarter le combiné de son oreille. Planté au milieu de la morgue, un sourire éclaira son visage. C'est pour ça qu'il aimait cette fille : elle l'éloignait de temps en temps de son monde morbide et solitaire. Face au cadavre de Jones, le sermon continuait, et il se mordit la lèvre pour ne pas rire du décalage de la situation.

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Quelques heures plus tard, Dawkins se réveilla aux côtés de la jeune femme. Dans la pénombre, il contempla le corps dénudé de sa petite amie, ses cheveux bruns qui couvraient à peine le tatouage de dragon sur son épaule, la courbe de ses reins. Son souffle lent et régulier témoignait d'un sommeil profond.

Dawkins s'extirpa des draps, regarda le soleil inonder la ville, puis quitta la chambre pour l'autre pièce du studio, à la fois cuisine, séjour et bureau. La décoration y était pour le moins éclectique ; des meubles en tous points dissemblables, issus d'achats bon marché, cohabitaient au mépris du bon goût sous le regard amusé d'une grosse télé. 

Il attrapa un dossier dans sa sacoche, sans faire de bruit; décala le bouquet de roses qu'il avait ramené en guise d'excuses et étala sur la table l'ensemble des photos prises. Il les regarda en détails une par une comme pour comprendre le pourquoi du comment c'était arrivé. Il annota de nombreuses choses avec son écriture digne d'un futur médecin, c'est-à-dire presque incompréhensible. 

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⏰ Dernière mise à jour : Jul 02, 2019 ⏰

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