Ana

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Ana est une jeune femme qui retrace sa vie amoureuse le temps d'une nuit. Son cœur s'ouvre, son esprit déraille, elle se dévoile à nous.

02h50. Les dernières coupes vides de champagne sont déposées en cuisine.Soulagée que cela annonce la fin d'une longue soirée de travail.Une de plus à devoir courir partout en salle pour assurer un bon service. Je regarde une nouvelle fois ma montre, je peux pas m'en empêcher. J'aime un peu trop être organisée, chaque minute compte dans ma vie. Je retourne dans la pièce centrale du restaurant-spectacle. Les projecteurs de couleur font leur caprice en s'agitant dans tous les sens au rythme d'une musique des années 1980-90. Joue pas de François Feldman. Le cliquetis de mes talons sur le parquet sont inaudibles. Les tables,propres et rangées, sont sur les côtés, les clients, quant à eux,se sont évaporés. Notre soirée annuelle de fermeture signifie la fin de l'été. Pendant un long mois, j'allais me tourner les pouces avant de pouvoir régaler à nouveau les petits vieux et les ramener dans la nostalgie des dernières décennies du vingtième siècle.Mais ça me plaît, je suis la fille du grand patron, baignée depuis petite dans le monde du cabaret.

03h05. Tous autour du bar, employés et patrons, on se retrouve pour un pot de départ. Mon visage est couvert de petites paillettes de toutes les couleurs, comme une poussée de tâches de rousseur lorsque l'on s'expose trop longtemps au soleil... Un verre à la main, je me mets à blaguer sur le dernier tweet à la mode sur les allusions de Trump et je complimente le show des artistes de ce soir. C'est un whisky fruité aux agrumes sans glace pour moi. Dan, un des travestis, d'une trentaine d'années,me parle de ses futures vacances à Barcelone avec son boyfriend et sa belle-famille.C'est un jeune homme d'une trentaine d'années, les traits fins de son visage sont grossis par le maquillage qui fait ressortir ses yeux bleus. Ses cheveux bruns et courts sont cachés par une perruque longue aux boucles rouges. Son parfum à la rose monte dans mes narines, ça fait du bien de sentir autre chose que de la transpiration ce soir.


« Qu'en est-il pour toi, Ana ? Toujours personne ? Me demande-t-il. T'as 25 ans tu devrais y penser ma chérie. »


Je réponds d'un haussement d'épaule. J'esquive à l'aide d'une blague de mauvais goût sur la forme de sa robe de satin violette. Je ne tiens pas à me pencher sur ma vie sentimentale. Les verres et les cigarettes s'enchaînent. 60 euros, mon pourboire du soir. C'est pas fameux mais ça fait mon affaire.

04h30. Je salue une dernière fois tout le monde d'un geste de la main un peu trop brusque, je n'ai aucune envie de m'arrêter à chaque personne pour faire la bise. Coller ma joue pleine de transpiration contre une autre ça ne me tente pas. Fais chier, mes pieds sont en feu, je n'ai qu'une hâte, enlever mes chaussures. Merde j'ai chaud, et mes jambes sont en coton. Je marche un peu en zig-zag sur le parking jusqu'à ma voiture. Le vent est frais cette nuit et me donne la chair de poule,j'ai pas prévu de veste. Je m'installe au volant de ma petite Twingo grise, dieu sait que j'aime ma petite titine.

04h40. Ma petite Twingo fait son chemin dans la ville de Rouen. La conversation de Dan le travesti tourne en boucle dans ma tête. L'image d'une femme rayonnante disparaît lorsqu'il s'agit d'amour, le surnom de« mur de glace » me revient toujours dans la face. Mon indifférence emmerde plus d'une personne quand il est question des hommes. Ma tête me paraît lourde, les verres d'alcool dansent dans mon estomac.

05h12. Je franchis enfin le pas de ma porte du deuxième étage, je laisse tomber mon sac par terre. Jack le carlin court dans ma direction, la gueule ouverte, il remue sa queue en tire-bouchon. Il réclame son câlin de nuit. Dans la salle de bain, mes vêtements tombent un par un, j'ai l'impression d'enlever comme une seconde peau. Ils puent un mélange de transpiration et de cigarettes. Je tente de retirer le masque pailleté qui me sert de visage, en vain. Ce sera pour plus tard la chasse aux brillants. Face à ce miroir, il n'y a que moi,une petite rousse avec un visage d'alien. Le silence me pèse et fait produire un sifflement inconnu dans mes oreilles. Je me laisse tomber sur mon vieux plumard pendant que Jack fait des petits bonds pour me rejoindre, il se pose contre mes côtes. Le plafond devient une immense toile d'araignée dont mes yeux ne peuvent se décoller. Le film de ma vie sentimentale se déroule, six acteurs se mettent en place. Mon corps s'immobilise, mon horloge interne se déraille. La fatigue et l'alcool m'écrasent et font suffoquer ma conscience. J'ai la sensation de m'enfoncer dans mon matelas autant que dans mes propres pensées.

SIX. (FR)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant