Un flocon passager

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La nuit, tombée depuis plusieurs heures déjà, était témoin du calme qui régnait dans la ville, dérangé seulement par quelques rares fêtards rentrant chez eux. Les nuages s'amoncelaient sur la ville depuis plusieurs jours et la température ne cessait de chuter. Quelques semaines plus tôt, les pluies avaient nettoyé les dernières feuilles mortes, vestiges de l'automne terminé, rendant la chaussée glissante.

Le froid finissait de s'installer, lorsqu'à l'aube d'un jour de mi-décembre, les premiers flocons furent lâchés sur le lac. Puis, telle une vague neigeuse, les nuages au-dessus de la capitale se libérèrent également de leur poids. Les flocons tombaient d'abord en petits groupes, timidement, avant de s'abattre sur les chaussées, les toits, s'enlaçant dans une étreinte blanche. Le calme devint silence, le manteau de neige étouffait tout bruit, ne laissait qu'aux flocons le droit à la parole.

Un des flocons bousculait les autres, impatient de descendre et de se mêler à ses frères et sœurs, de faire partie de cette mer immaculée. Il atterrit sur le toit d'un immeuble, sur le bord de la gouttière et, bousculant tous les autres, se pencha suffisamment pour observer la rue. Ses petits yeux craquelés découvrirent plusieurs petites maisons en bois installées sur une place. Elles étaient agrémentées de lumières qui semblaient prises dans une danse clignotante avec celles décorant les vitrines. Les pavés disparaissaient déjà sous la masse blanche, les arbres nus vieillissaient au fur et à mesure que le jour approchait et que la neige continuait sa chute. Le flocon, bien installé sur sa gouttière, se demandait où se trouvaient les humains, lorsqu'une première voiture passa sur la route, traçant deux lignes parfaitement parallèles. Au bruit du moteur, un chaton tapi dans l'encadrure d'une porte feula de peur avant de courir vers la place et de s'y arrêter. Ses pattes s'enfonçaient complètement dans la poudreuse et ses oreilles levées guettaient le moindre bruit. Mais la neige étouffait tout souffle ou bruit de pas, emprisonnait tout son. Le petit chat commença à sauter et à s'amuser. Le froid lui chatouillait les moustaches. Son pelage brun chocolat disparaissait peu à peu sous la neige. Le petit flocon souriait devant cette joie : lui aussi voulait sauter, courir, descendre plus bas et se promener sur la chaussée. Une agitation parmi ses frères et sœurs faillit le faire basculer. Il réussit à s'accrocher in extremis à d'autres flocons, ce qui lui rappela que, sans bras ni jambes, il ne pouvait pas bouger. Il était à la merci du vent, du temps et à cette petite étincelle de chance qui le gardait en vie. Il soupira, son souffle dévia le trajet de quelques flocons passant devant lui. Le chat avait disparu et plusieurs autres voitures passaient, suivaient les premières traces, en créaient de nouvelles, s'entremêlaient toutes. Il écarquilla les yeux de surprise en découvrant les premiers humains, avant qu'un sourire n'étire ses lèvres de givre. Les rideaux de fer se levaient, les portes s'ouvraient, les boutiques s'animaient à l'approche des hommes. Bientôt d'autres arrivèrent, par petit nombre. Puis le soleil se leva et le flocon sentit un soupçon de chaleur sur son petit corps de glace. Il frissonna. Il eut soudainement peur de fondre, mais le froid mordant le tenait en vie. Alors il profita pleinement d'observer ce monde qu'il enviait un peu. Les gens passaient dans les rues, laissaient des traces dans la neige, effaçant à chaque fois un peu plus celles des précédents. Ils entraient dans les magasins, s'arrêtaient devant les cabanes en bois ou en plein milieu de la rue, parlaient entre eux, s'apostrophaient, riaient. Certains ressortaient des magasins les bras chargés, d'autres ne jetaient qu'un simple coup d'œil aux vitrines lumineuses.

Un homme, dont le manteau battait les jambes, s'arrêta devant une bijouterie, jet un rapide coup d'œil sur la vitrine avant d'entrer. Le flocon se pencha légèrement et observa la suite des événements. L'homme regarda les colliers, puis s'intéressa finalement aux bagues. Le bijoutier apparut à son tour dans le champ de vision du flocon. S'ensuivit un échange de paroles dont il n'entendit rien, agrémenté de gestes, nota-t-il. Le bijoutier présenta plusieurs modèles au jeune homme, à qui il fallut plusieurs dizaines de minutes avant d'arrêter son choix sur une sublime bague de fiançailles sertie de diamants. Les yeux du petit flocon pétillèrent. Il suivit du regard cet homme qui désormais quittait la boutique avant de se diriger au coin du bâtiment et de se poster face à une ouverture dans une vitrine. De nouveau un échange de paroles, de gestes, d'objets. Et l'homme se retrouva avec deux gobelets fumant dans les mains, immobile à côté du trou dans la vitrine. Le flocon fronça les sourcils, se demanda ce qu'il faisait. Puis une silhouette élancée et juchée sur des bottes à haut talon rejoignit l'homme, déposa un délicat baiser sur sa joue. La bouche du flocon fit un cercle parfait. Il comprit que la bague était destinée à cette sublime femme dont les cheveux roux attiraient la lumière du soleil tel un attrape rêve. Le couple s'éloigna parmi la foule, qui s'était épaissie depuis l'ouverture des magasins. Le flocon les perdit rapidement de vue. Il se mit à chercher d'autres merveilles à découvrir.

Son regard tomba sur deux jeunes femmes attablées à l'une des maisons en bois. Elles dégustaient un des plats offerts, riant bruyamment avec l'homme qui les servait. Bien installé derrière le comptoir, il les observait avec un regard de rapace. Le flocon remarqua que les deux femmes ne semblaient pas être conscientes de l'intérêt qu'elles provoquaient. Elles continuaient à se raconter la matinée ennuyeuse qu'elles venaient de passer, chacune enfermée dans leur bureau, dans leur routine. L'une d'elle regarda sa montre et accéléra subitement le mouvement, finissant d'une gorgée rapide son thé fumant. Elle grimaça sous la sensation de brûlure. Elle salua son amie et fila dans les méandres de la foule de plus en plus compacte. L'autre jeune femme prit quelques minutes de plus pour terminer son en-cas avant de filer, comme son amie, remerciant rapidement le commerçant. Celui-ci eut un air déconfit en voyant ses deux potentielles proies lui filer sous le nez. Le flocon éclata de rire avant de s'arrêter. Ce son clair, cristallin et aigu, frôlant l'ultra-son était-il son rire ? Il n'eut pas le temps d'y réfléchir que son attention fut prise par une forme sautillante plus bas.

C'était une fillette. Elle tenait la main de sa mère, ses tresses blondes sautillaient au rythme de ses pas dansés. Et de nouveau, l'ouverture dans la vitrine fut un lieu de rencontre : la petite fille et sa mère avaient rejoint une autre femme qui était accompagnée de son fils. Les deux enfants partirent immédiatement dans des chamailleries, alors que les deux femmes entamèrent une discussion après avoir commandé des boissons chaudes. Leur ressemblance frappa le flocon, malgré la différence de leur couleur de cheveux et de leur gestuelle. Tandis qu'elles se faisaient servir et continuaient à se raconter les dernières nouvelles, les enfants étaient devenus soudainement calmes, leur regard fixé quelques mètres plus loin. Une femme d'un âge déjà bien avancé était emmitouflée dans un manteau qui vivait ses dernières heures tant il avait été rapiécé, recousu. Son bonnet en patchwork avait depuis longtemps oublié sa couleur d'origine. Son écharpe délavée entourait son cou maigre et fin. Malgré l'était de pauvreté dans lequel elle se trouvait, son port de tête était royal, sa posture droite, manifestation d'une force de caractère qui la gardait debout et noble. Les enfants l'observaient silencieusement. Ils sursautèrent d'un même mouvement lorsque la femme tourna son regard vers eux. Ses yeux bleu clair les captivèrent. Une conversation silencieuse entre les mouvements de leur corps, un échange de regards eurent lieu. La scène dura une minute avant que le charme ne soit rompu par les mères. Elles les appelaient pour leur donner leur thé, avant de reprendre leur discussion et se diriger vers un banc à quelques pas. Les enfants, eux, restèrent figés. Ils échangèrent un regard avant de traverser la route. Leur mère se levèrent en même temps, criant leurs noms. Mais elles se turent immédiatement : ils s'étaient approchés de la femme, lui avaient tendu les thés. Le regard de la mendiante était hésitant, mais devant l'assurance tranquille des deux enfants, elle tendit ses deux mains légèrement tremblantes et prit avec délicatesse les boissons. Un sourire sincère étira ses lèvres pâles. Les deux enfants le lui rendirent avant de retourner vers leur mère.

Le flocon ne pouvait s'empêcher de sourire également. Cette scène avait réchauffé son cœur de glace.

Le soleil allait bientôt disparaître derrière les bâtiments imposants de la ville. La journée prenait doucement fin, sans que la marée d'humains ne diminue. Le flocon se sentait immortel, hors du temps. Un léger coup de vent suffit pourtant à le faire déchanter. Il bascula. Sa chute lui sembla prendre une éternité.

Il finit par atterrir sur un tas de poils. S'aidant du mouvement de la fourrure, il réussit à poser ses yeux sur la tête d'un chien. Celui-ci ignorait qu'un passager clandestin avait prit place sur son dos.

Il avait recommencé à neiger. Soupirant de soulagement de n'être pas tombé sur le trottoir, évitant ainsi de se faire écraser, il remarqua une personne à côté de l'animal. Il eut à peine le temps d'assimiler cette information, qu'il entendit un bruit feutré.

Le passant et son chien entrèrent dans un magasin. Entouré de ses congénères, il mourut sous l'effet de la haute chaleur qui régnait dans la boutique.

Un flocon passagerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant