Des gouttes d'eau tombent sur mon visage et leur fraîcheur glisse lentement sur ma peau glacée. Certaines plus chaudes, d'autres moins acides ou encore plus salées s'y mêlent à leur tour. Je relève mon visage vers le ciel et la pluie s'intensifie. Tout me rappelle cette journée-là. Après tout, comment l'oublierais-je ?
Seul, trempé jusqu'aux os, je ramassais mon cartable jeté dans la boue par mes camarades de classe un peu trop impétueux. Et ce fut pendant que j'effectuais cette tâche que je le vis, lui ; il s'approchait en trottinant vêtu d'un imperméable bleu marine trop grand et de bottes en caoutchouc. Il avait à peu près mon âge et un sourire radieux scotché sur son visage. Il me tendit sa main droite, je le regardais les yeux ronds, ébahi. Je n'hésitai que quelques secondes avant de finalement, la tenir d'une poigne fébrile. Lui grimaça au contact de ma peau poisseuse mais, malgré cela, ne me lâcha pas. Une fois debout, côte-à-côte, il me sourit de plus belle et demanda :
« Toi aussi tu aimes bien la pluie ? ».
Pas de sarcasme dans sa voix comme j'avais l'habitude d'entendre, mais une simple question avec pour attente, si possible, une réponse positive. Alors, devant ses yeux curieux, je répondis :
« Oui. Mais je pense que c'est surtout la pluie qui m'aime bien. Elle me suit partout où je vais ! »
« Tant mieux ! », dit-il en sautillant à pieds joints. « On ne se quittera plus jamais alors ! »
Ce fut mon premier et seul véritable ami.
C'est ainsi que jour après jour, année après année, notre amitié ne cessa de croître. Conquêtes de jolis cœurs, cœurs brisés, rien ne pouvait nous séparer. Et elle, la pluie, sous ses nombreuses formes disparates, nous accompagnait au gré du vent. Nos empreintes laissaient des traces, et ces traces des souvenirs, qui remontant haut dans le ciel sous l'apparence de vapeur, se conservaient dans nos mémoires, dans les nuages.
Pourquoi tout n'est que brouillard ? Le monde tangue autour de moi mais la pluie, elle, reste là. Seule chose concrète que je distingue dans ce tumulte qu'est notre histoire. La cicatrice est profonde, trop profonde. Nous, marchant sous la pluie, riant aux éclats, un parapluie à la main. La pluie frappant sur la vitrine de ce restaurant chinois qu'on aimait tant. Cette balade en forêt où le soleil fut notre lumière si vite remplacé par un orage d'été. Bref mais d'une puissance sans nom. Suivi de cette cacophonie qui régnait dans nos cœurs quand nous courions à en perdre haleine sous cette douche non désirée. Nous et nos soirées à deux où alcool et clopes étaient les bienvenus. On aurait pu déraciner des arbres à la seule force de notre amitié comme le font certaines averses qui s'abattent sur les champs et les plantations ou sèment sur les villes, le chaos parmi la population. On aurait pu, par dizaines, soulever les montagnes.
Un mal de tête me martèle le crâne et un souvenir plus douloureux que tous les autres y prend place. Pourquoi a-t-il fallu que les évènements se déroulent ainsi ? Il pleuvait aussi ce jour-là. J'étais au volant en direction d'une destination encore inconnue. Notre humeur était, je ne sais plus pourquoi, d'une triste mélancolie. Le ciel semblait la refléter dans ce gris terne qui le recouvrait comme si, à l'avance, il se préparait. Puis toi, pluie de reproche qui n'arrive que rarement, tu fis ton apparition, accompagnée de ton ami l'orage grondant au loin. Nous ne l'entendions même pas, trop occupés par nos voix crachant des paroles futiles qui résonnaient dans la nuit sombre. La pluie tombait en abondance sur la route. Le sol était glissant. C'était pourtant prévisible. Mais nous, nous ne voyions rien, nous n'entendions rien. Je ne me souviens même plus de notre sujet de dispute. J'espère au moins que c'était important. La voiture dévia soudainement de la chaussée. Peut-être roulais-je trop vite. En une fraction de seconde, notre vie bascula. Une issue qui fut fatale. Le véhicule dévala la pente en nous emportant dans un fossé. J'avais été mieux protégé du choc. J'avais été épargné. Pourtant, c'était loin d'être la chose que je désirais. Je voyais trouble et l'eau réussit à s'infiltrer dans la carcasse sans vie. Lui avait les yeux vitreux et du sang perlait d'une entaille de son crâne. J'essayai de bouger mais ma jambe droite était bloquée. Je criai son nom, sans m'arrêter jusqu'à ce que ma voix ne devienne qu'un filet rauque. Je pleurai puis m'évanouis, mes forces me quittant malgré ma volonté de rester éveillé plus longtemps à ses côtés.
Les secours arrivèrent et nous fûmes transportés. Deux semaines passèrent. Deux semaines durant lesquelles mon corps et mon esprit ne semblaient plus entrer en contact avec le monde extérieur. Deux semaines avant qu'on ne m'annonce la nouvelle. Il était mort. Et je n'étais pas là lorsque c'est arrivé, lorsqu'il a rendu son dernier souffle.
Pluie, toi désormais ma seule amie, si tu savais comme je te hais, comme je me hais. En réalité, tout n'était-il pas de ma faute ?
Mes pas me guident enfin dans notre appartement. Je verrouille la porte et marche dans le couloir, l'esprit vide de toutes pensées agréables. Plusieurs cadres de lui ornent encore ces murs. Je me dirige vers le fauteuil qui me fait face et ne prends pas la peine de me débarrasser de mes vêtements trempés. J'entends des coups sur la porte. Moi qui pensais que je pourrais me morfondre un peu plus longtemps dans ce chagrin...
« Charlie, c'est moi. Tu veux bien m'ouvrir s'il te plaît ? »
Je sais qui se trouve derrière cette porte et j'ignore si c'est une bonne chose qu'elle soit venue. Je me déplace néanmoins jusqu'à elle et lui ouvre. Il semblerait qu'elle m'ait entendu car à peine je lui donne l'accès tant réclamé qu'elle entre sans même un regard pour ma misérable personne.
« Sara que fais-tu ici ?», dis-je dans un soupir.
« Ecoute Charlie... Tu ne peux plus rester enfermé constamment dans cet appartement. Ça va faire un peu plus de trois mois maintenant que tu es revenu de l'hôpital. Je pense qu'il faudrait que tu... »
« Crois-tu peut-être que je ne me rends pas compte du temps qui s'écoule ? Chaque jour est un vrai supplice pour moi, un coup de poignard supplémentaire dans mon cœur meurtri...
« Et moi ?! Ce n'est pas le cas alors ? T'oublies sûrement le fils que je dois m'en aller chercher à l'école dans moins de deux heures. Je ne souffre pas c'est ça ? Et lui qui n'a plus de père et qui lui ressemble tellement ! C'était l'amour de ma vie bordel Charlie ! », finit-elle dans un sanglot.
Deux cœurs dévastés, voilà ce que nous étions. Ensemble mais pourtant si seuls dans cette pièce remplie de souvenirs. Nerveux, j'allais et venais pendant qu'elle s'affalait à terre, les genoux repliés, les mains dans les cheveux et se balançant d'avant en arrière. Ses gémissements se faisaient entendre. Moi, je n'avais plus la force pour verser des larmes. J'étouffais, il fallait que je parte et le plus vite possible. Je repris donc la direction de la sortie mais Sara m'appela d'une longue plainte, bouleversée.
« Charlie s'il te plaît ne t'en va pas, ne nous abandonne pas je t'en prie. Je sais qu'on peut traverser cette étape à nous trois. Laisse-nous seulement une chance de nous reconstruire. »
« Tu ne sauras pas me reconstruire. Je suis désolé Sara. », répondis-je seulement.
Et je m'en allai, lâche comme je suis, les mains tremblantes.
Il pleuvait toujours des cordes au-dehors.
Je me dirigeai une fois de plus sur la place principale. Il n'y avait personne. Ce n'était pas plus mal.
La pluie envahissait chacun des pores de ma peau. N'est-ce pas ce qu'elle avait toujours fait ? Je ne savais plus où j'en étais mais savais où je voulais être : à ses côtés.
Alors, dans un mouvement désespéré, je m'avançai droit devant sur ce sol fait d'asphalte et criai à plein poumon :
« Pluie, pourquoi ne m'emportes-tu pas aussi ?! »
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Intempéries, Lui et Charlie
Short StoryDeux amis que rien ne peux séparer mis à part elle, cette pluie, qui tombera à maintes reprises sur leur chemin.