10. Dix-huit mois

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Je ne réponds rien. Cette remarque n'est pas une simple pique pour me dire que je ne la connais pas si bien que je ne le crois. Notamment parce que cette remarque insiste sur le fait que je ne la connais pas si bien que je le crois. Et plus les minutes défilent, plus j'ai l'impression que je ne fais que sous-estimer la distance qui me sépare d'elle tout comme j'ai sous-estimé le mal que je lui ai fait.

Je reste bloqué sur ces fameux six mois. Les six mois d'existence de l'Ashnell. Enfin, ceux où elle a existé physiquement, ici, dans cet univers. Parce que le principe de l'Ashnell c'est quand même d'exister tout le temps, que ses membres soient réunis ou non. Mais plus que ces six mois de vie de l'Ashnell, je pense à l'année et demie qui s'est écoulée après son départ. Ce temps qui, pour d'autres, comme Skaewen, fut une décennie entière. Ce temps qui, même en étant simplement dix-huit mois, représente le triple de tout le temps que j'ai pu passer avec Jessi. Et je m'étonne encore que nous soyons étrangers l'un à l'autre.

Comme je ne réagis pas, que je n'ai aucune clé pour rebondir, Jessi enchaîne sur ce qu'elle a commencé à insinuer.

« Steven ; tu devrais t'appliquer à avoir une petite amie avant même de penser à des plans à trois. Cette fois je ne jouerai pas la petite idiote en manque d'amour, j'attends que tu me montres la possibilité d'un homme qui mérite d'être aimé. Pas celle d'un type qui a failli n'être qu'un souvenir. »

Sorti de mon énième prise de conscience déprimante par ce commentaire, il est temps que je m'applique à être ce qu'elle attend de moi. Je place mes deux mains devant ma bouche comme si je comptais parler discrètement dans un microphone puis je fais quelques bruits de grésillements. Je fais en sorte que ma voix ait l'air de passer à travers un talkie-walkie.

« 1, 2. 1, 2. Steven, tu me reçois ? ... Attention, je crois que Jessi nous échappe vers l'expérience féminine. Oui, avec Layan, c'est bien ça. » Je conclus ma phrase par d'autres grésillements.

Elle me regarde, d'abord incrédule. Je ne bouge pas. J'ai l'impression qu'il y a un peu de mépris dans sa façon de me juger. Elle plisse légèrement le nez, ses pommettes rosissent, et son air supérieur se transforme en un éclat de rire. Je suis à la fois content d'avoir détendu l'atmosphère et triste que ce soit parce que j'ai eu l'air ridicule plus que par ma blague.

Même si je suis un peu vexé, je ne peux pas m'empêcher de rire aussi. Elle est presque incapable de reprendre sa respiration juste parce qu'elle se paie ma tête, et c'est aussi ridicule que ma blague.

En y réfléchissant un peu plus, je pense que Jessi se moque pas mal de savoir si la personne qu'elle aime est un homme ou une femme. C'est pour cette raison que je ne peux pas mettre en doute ses remarques. Mais je doute finalement qu'elle se crée une histoire plus complexe que la nôtre ne l'est déjà.

Elle s'appuie contre moi et manque de s'étouffer, chose plutôt rare chez elle. J'ai vraiment réussi à lui faire prendre le fou-rire. Progressivement nous reprenons sérieux et elle son souffle. Je l'invite à ouvrir la marche. Mais de ma curiosité insatiable, il y a une question qui me taraude.

« Tu y penses sérieusement ? »

Ah, quelle belle question... je suis en train de passer pour un énorme pervers. Ce qui est probablement mérité. Je crois cependant que je ne serai pas tranquille tant que je n'aurai pas de réponse claire. Après tout, elle a bien insisté sur le fait que nous ne sortions pas encore ensembles. J'aimerais pourtant qu'elle ne prenne pas cette question au sérieux et qu'elle débute un autre fou-rire. Alors pourquoi c'est précisément la question qu'elle prend parfaitement au sérieux ? Plus que je ne le proposais.

« Pourquoi pas ? Je n'ai jamais essayé... et puis, elle est mignonne. »

Son air pensif et intrigué... me laisse sans commentaires. Si Jessi se met à me délaisser et s'en va avec Layan, je deviens quoi, moi ? Ce serait un remake de la superbe histoire où le type voit sa femme et sa maîtresse partir ensembles. Je ne pense pas que ce serait un si mauvais film au final ; un navet malgré tout.    

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