Le dentiste avait un pieu

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Il travaillait à la défense dans des locaux très modernes, néanmoins assez excentrés du vrai centre de vie de cette cité à l'idée futuriste dépassée. Il fallait descendre des escaliers sombres de béton, éclairés seulement par quelques lampadaires oranges et des façades vitrées, tatouées de plats et de prix multicolores de libanais ou d'italiens peu reluisants. Le bruit mécanique de l'escalator à côté, censé faciliter la montée ou la descente des personnes handicapées par la vie ou la paresse accompagnait mes pensées angoissées. Nous étions en décembre et la lumière tombait vite. 

D'apparence très jeune, il n'était pas vraiment laid. Son assistante était plutôt tout le contraire, si lui pouvait prétendre à une forme d'angélisme, elle évoquait plutôt les vieux ports d'antan, les forets de Saint Germain en Lay. Elle semblait burinée par l'alcool et les plaisirs simples, reconvertie sur le tard, sauvée des eaux pleines de marasmes. Une forme de douceur pleine d'empathie l'entourait la première fois qu'elle me sourit et des liens maternels entre elle et mon guérisseur se mirent en place immédiatement à mon esprit. Était ce sa mère de substitution ? 

Il commença mon traitement. Une série d'épreuves douloureuses que je subissais en silence ayant foi en sa technique, sa maîtrise et ses connaissances. Allongée sur son fauteuil de cuir, je réussissais parfois à apercevoir ses tableaux en noir et blanc de -New York, la nuit- . Des buildings. Encore. Ici. A la Défense. Ces reproductions possèdent une vertu, ils empêchent la pensée. Hypnotisée par la lumière aveuglante, assommée par ses milles gestes répétés et les odeurs médicales, je fermais les yeux, oubliant le passé, le présent et l'avenir.   

Plus les rendez vous s'alignaient plus mon désespoir grandissait. Cela n'allait il jamais s'arrêter? Il me reprochait ma sensibilité exacerbée qui l'empêchait de travailler vite et bien. N'avait il pas de cœur? Plus les rendez vous s'alignaient plus son assistante se métamorphosait. De mère aimante abîmée, elle devenait la sorcière-cerbère empêchant jalousement son fils précieux de me guérir. Ne pouvait il pas aboutir une bonne fois pour toute?

Le jour final arriva enfin. Les deux démons s'agitaient noircissant par leurs déplacements incessants la salle blanche. Je me sentais comme pris au piège d'un complot satanique fomenté par une mère et son fils. Le crime s'élabore toujours en famille. Installé sur le siège devenu prison, je sentais mes poignets liés aux accoudoirs comme sous l'effet magique et transparent d'une pression inhumaine. 

Il surgit de sa réserve un pieu de bois à la main et sous des éclats de rire. Sa compagne de torture lançait des éclairs jaunes de ses yeux exorbités tandis qu'il s'approchait de moi. La blouse rose à petits carreaux vichy mit la lumière dans mes yeux et j'ouvris la bouche pour recevoir ce morceaux de bois censé aider à souder à ma mâchoire pour toujours une dent perdue et reconstruite. Nous étions chez un dentiste tout de même.

Le goût du bois et son aspect rebutant, pleins d'échardes et de parfums restèrent longtempsdans ma bouche même après qu'il eut fini son abominable sacrilège. Était il issu d'une vieille épave maritime rongée par une lèpre spéciale? Venait il d'un pays où la peste subsiste toujours?Son travail fait, héro ordinaire, c'est en se frottant les mains d'un air satisfait qu'il m'invita à lui offrir ma carte vitale. L'heure du paiement avait sonné.

Son assistante m'aida d'un geste gracieux à me relever et m'offrit mon sac. La pièce ne tournait plus sous les lumières stridentes d'une fin du monde, les sirènes s'étaient tues. 

En mettant mon manteau, la tête baissée vers le sol, la tension reprit d'un coup. Assis face à son ordinateur le dentiste m'accula d'un air paniqué, prêt à se jeter sur moi comme pour me punir de l'avoir roulé : 

"Comment ça maladie de longue durée ? Quelle maladie de longue durée ?"

Sa sbire se rebiffa, sauta d'un mètre en arrière, prête à me jeter de l'eau bénite. 

Il venait de lire mon dossier médical, - erreur professionnelle -, était il seulement dentiste celui la ? Dans ses yeux je voyais la peur de cette maladie du sang, celle qui se propage et qui fait des ravages. Pendant quelques secondes je vivais ce que des millions de personnes contaminées vivent au contact de personnes sous informées, ignorantes et pleines de préjugés : Le rejet, le dégoût, le mépris, l'accusation et la peur. Je le regardais droit dans les yeux et lui dis simplement : non, je suis juste dépressif. 

Le dentiste avait un pieuWhere stories live. Discover now