Trois heures dix. C'est pas ce soir que tu viendras non plus. Pas la peine d'attendre vainement sous ma couette. Je glisse mes pieds dans mes chaussons et frissonne quand je sens la fraîcheur de la nuit. Sur le pas de la porte je regarde mon lit avec nostalgie. Ça fait si longtemps que tu ne m'as pas rendu visite. Et pourtant mon lit appelle ta présence qui se mêlerait à la mienne pour enfin m'apaiser.
Trois heures quinze. La bouilloire siffle et je verse l'eau chaude sur mon sachet de thé. Je prends ma tasse et vais m'emmitoufler dans la couverture qui traîne sur mon canapé. Je souffle sur les volutes fumantes qui s'élèvent sous mon nez et je presse mes mains rougies sur cette source de chaleur. Autour de mes doigts je peux voir de la buée qui se forme sur la porcelaine blanche. J'entends le doux balancement du mécanisme de l'horloge. L'obscurité exacerbe mes sens et je vois le chat allongé sur le manteau de cheminée qui était encore chaud il y a quelques heures. Il dort. Par la fenêtre, j'entends le sifflement du vent dans les branches et le bruissement des buissons. Plus tard dans la journée il pleuvra. Je le sais car le présentateur l'a annoncé à la radio tout à l'heure. De sa voix mécanique il a énuméré les températures du lendemain, toujours plus rapidement, mais surtout, sans jamais balbutier. Je me demande s’ils ont des cours pour leur apprendre à ne pas buter sur les mots. Moi j'ai toujours du mal. Il faudra que je récupère mon parapluie. Je l'ai oublié au bureau hier. Je vais devoir courir tout à l'heure. J'arriverai encore en retard, les cheveux ébouriffés, des cernes qui tirent les yeux vers le bas. Je prendrai un autre café, le troisième ce matin. Je saluerai Yvonne. Passerai devant le bureau du patron. Faire de mon mieux pour donner l'impression d'avoir dormi. Sourire à chaque personne que je croise. “Ah Cali. Une personne agréable. Toujours un mot aimable. Mais ce besoin de sommeil c'est incroyable, à croire que Morphée ne l'attrape pas la nuit ! “ Une toux violente me saisit alors que mes lèvres s'étaient étirées en un sourire railleur.
Quatre heures. J'entends les cloches qui sonnent. Ma tête est posée nonchalamment sur l'accoudoir du fauteuil. Ma tasse traîne à mes pieds. Je suis toujours au chaud sous ma couverture. Mes yeux me brûlent. Demain ils seront rouges. Je viens de voir la pile de mots croisés que j'avais en attente. Mon regard s'y attache et ma vision me trouble, comme ça m'arrive souvent lorsque je ne t'ai pas vu depuis longtemps. Je me lève et ma peau tremble au contact du sol froid. Je passe mes mains maintenant tièdes dans mes cheveux. Il faudra que je les fasse couper bientôt. C'est toujours aux heures où tu venais avant que j'ai du mal à réfléchir. Les mots croisés n'avanceront pas plus ce soir.
Quatre heures trente. Tic. Tac. Tic. Tac. Mes yeux sont fixés sur la trotteuse depuis un moment déjà. Quand je regarde le temps qui passe comme ça, c'est fou comme j'ai l'impression de ne pas percevoir les minutes qui passent. C'est quand je le fixe le plus que j'en ai le moins conscience. Peut être que si je te fixais, tu viendrais m'emporter sans que je m'en rende compte? J'aimerais bien. Tu es mon prince charmant, celui que j'ai eu toute ma vie en te considérant comme acquis. J'aurai dû savoir que je te ferai fuir. J'ai l'impression d'être la Cendrillon de Téléphone, a te voir accompagnant d'autres que moi, forcée à prendre ces petits cachets blancs que je cache dans le cabinet de la salle de bain pour avoir l'illusion que tu me tienne encore. J'hésite à en prendre un maintenant mais tu ne m'auras pas quittée à temps pour le travail. Je me contente de te fantasmer, d'imaginer ce que ce serait que tu m'emporte comme ça, sans prévenir, encore une fois.
Cinq heures onze. J'ai commencé les mots croisés. “Feuille de chaînes”. Neuf lettres. Je ne sais pas. Je ne suis même pas proche de savoir. Il y a sûrement un jeu de mot caché dans ces trois mots. Je ne le comprends pas. Je n'ai jamais été très doué avec les mots. Quand je devais étudier, je le réfugiais contre toi et tous mes soucis s'envolaient. Je délaisse ma grille là et traîne mes pieds dans la direction de ma chambre. Je peux encore voir l'empreinte de mon corps où je m'étais allongée il y a quelques heures. Je déchausse mes chaussons et glisse mes pieds dans la douceur de mes draps. Je remonte la couverture jusqu'à mon menton et tente de fermer les yeux.
Six heures. Le plafond a une fissure dans l'angle supérieur droit. Une légère tâche près de la lampe. Même dans le noir je suis parvenu à la distinguer. Je deviens comme un chat, ma vision s'est développée ainsi que mon ouïe. J'avais raison. Il pleut des cordes. Pour le moment le quartier est encore silencieux, mais je viens d'entendre le réveil du vieux voisin sonner. Bientôt, l'air grouillera d'activité matinale. Les enfants qui déjeunent. Les parents qui se douchent. Les étudiants qui grognent en espérant grappiller quelques minutes de sommeil. Tout ce beau monde se mettra en branle et se rendra à l'école, à la fac, au lycée, au travail. Et moi je courrai au travail sous la pluie que j'entends battre. Je saluera Yvonne. Sourierai à tous. Passerai devant le bureau du patron. À mon bureau je trouverai mon parapluie que j'ai oublié hier. Et là, entre tous les papiers que je rédige et signe, je passerai la journée entière à lutter contre toi. Je me pincerai et boirais autant de café que la machine me laissera acheter. Je me dégourdirai les jambes dans les allées entre les bureaux. Et quand enfin je rentrerai chez moi ce soir, espérant te trouver dès que ma tête touchera l'oreiller, tu me fuiras, resteras aussi éloigné que possible. Tu me laissera te maudire, te supplier, pour n'apparaître que le jour d'après, au bureau.
S'il te plaît donne moi encore une nuit. Une nuit où je puisse profiter de toi. Ou rien ne me dérange. Une nuit sous les draps où je reposerai enfin en paix. Tu es le seul qui puisse me libérer de moi même.

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⏰ Dernière mise à jour : Jan 18, 2019 ⏰

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