Mes parents, mes grands-parents, ainsi que mes arrière-grands-parents. Ils l'ont tous connu. Cet être. Cette immortelle. Pendant des générations, Elle s'est occupée de nous : nous a nourri et soigné. Jamais Elle ne nous a laissés tomber. Elle a toujours fait en sorte qu'on soit heureux et ne nous a jamais abandonnés, malgré notre maladresse. Ce n'était pas toujours évident pour Elle, mais Elle nous a toujours noyé de son amour, qui pour nous, semblait infini.
Maintenant que j'y pense, il n'y a pas un seul de mes souvenirs où Elle n'est pas présente. Dès ma naissance, Elle était là, Elle me prit immédiatement dans ses bras, me caressa et m'embrassa, puis me rendit à ma mère. Cette dernière aurait normalement tout fait pour empêcher les autres de me toucher, pourtant elle était plus qu'heureuse de me confier à Elle, comme un mortel offrant son bébé à une divinité pour qu'il le bénisse, mais n'était-ce pas le cas ?
Elle m'accompagnait lors de mes premiers pas, me nourrissait quand ma mère était trop fatiguée pour le faire, et me divertissait quand je m'ennuyais. Je ne pouvais que l'aimer, autant que ma propre mère.
Elle aussi avait des enfants, ils lui ressemblaient beaucoup et dégageaient la même aura protectrice qu'Elle. Ils s'occupaient de moi quand Elle ne pouvait pas, me donnaient des gâteries quand Elle avait le dos tourné, et me chouchoutaient en permanence. Je les adorais, et c'était réciproque.
Je grandissais, et Elle restait inchangée, comme figée dans le temps. Il m'est arrivé de me demander si son immortalité avait des limites, mais je chassai rapidement cette idée tellement je la trouvai absurde à l'époque. Je ne réaliserai qu'après à quel point je m'étais trompé.
Il était clair qu'on était différents : Elle était grande et intelligente. Elle pouvait aisément faire des choses qu'on considérait impossibles. Mais bizarrement je trouvais qu'Elle avait aussi un côté vulnérable, et malheureusement j'avais raison. C'était pendant cette nuit sinistre que je l'avais découvert, tout était calme, mais on pouvait sentir une certaine tension dans l'air, comme un orage sur le point d'éclater. Ma mère m'a toujours dit de faire confiance à mes instincts, et là, ils ne présageaient rien de bon. J'étais couché à ma place habituelle quand tout d'un coup j'entendis un craquement presque inaudible venant d'une des pièces supposées vide à cette heure-ci. Je me dirigeais lentement vers la source du bruit et c'est là que je l'ai vu, un homme vêtu en noir au visage caché. Je restai immobile, figé par la peur, je n'avais jamais vu quelqu'un d'autres qu'Elle, je ne savais pas quoi faire. Quand il me vit, il se dirigea vers moi, doucement, un objet brillant à la main, je savais au plus profond de moi-même que je devais fuir, mais j'étais tétanisé. Avant qu'il ne puisse combler les quelques pas nous séparant, je vis ma mère bondir sur lui, et puis le chaos s'en suivit. J'allai vite me réfugier dans un coin, m'éloignant du combat qui faisait rage au fond de la pièce, on ne voyait que des éclairs jaunes et noirs s'entremêlant, chacun cherchant à prendre le dessus. Après ce qui me sembla une éternité, l'homme se leva, tenant des deux mains sa gorge, d'où giclait un liquide rougeâtre : du sang. Ma mère lui faisait encore face, le défiant de venir vers moi. Elle arriva quelques secondes après, ses yeux s'écarquillèrent à la vue de la scène devant Elle. L'homme s'enfuit rapidement quand il la vit, laissant une traînée rouge derrière lui. Avant que je ne puisse me réjouir, ma mère s'écroula par terre, une flaque de sang se formait autour d'Elle et ne cessait de grandir. L'objet brillant dépassait de son torse. Elle se précipita vers ma mère et la prit dans ses bras, puis sortis de la maison pour aller je ne sais où. Je me rappelle être resté là, dans la même position, attendant son retour, encore choqué de ce qui pourtant ne dura que quelques minutes, mais qui, allait changer ma vie à tout jamais. Plusieurs heures après, Elle revint, seule, ses yeux embués de larmes. Et c'est là que je compris : ma mère était morte, en nous protégeant. Elle me serra dans ses bras, et nous pleurâmes tous les deux. Ma mère, juste quelques mois après ma naissance, se sacrifia pour nous, Elle et moi. Ce jour-là je compris qu'Elle n'était pas toute-puissante et qu'Elle avait besoin qu'on la protège. Je jurai alors de La défendre au péril de ma vie, comme ma mère l'avait fait.
Le temps passa, je grandissais, devenais plus forte, plus rapide et plus agile. On passait beaucoup de temps ensemble, Elle et moi, ses enfants ne vivaient plus avec nous mais nous visitaient assez souvent. Nous commençâmes aussi à sortir. On partait souvent à un parc où je pouvais jouer, je m'y étais fait beaucoup d'amis. Elle restait toujours sur un banc et me regardait m'amuser, un sourire illuminant son visage, et j'étais heureuse de la voir comme ça.
Elle aimait également aller près la mer, Elle s'asseyait toujours sur une falaise en particulier, et restait là, des fois pendant des heures, en regardait l'horizon, moi à ses côtés. J'aimais bien la regarder dans ses moments-là, Elle arborait une expression sereine sur son visage, le regard figé au loin. Et c'est dans ces instants-ci que je me rappelais à quel point ma vie serait vide et insignifiante sans Elle. Mon plus grand regret était et sera toujours d'être incapable de lui dire proprement que j'étais dévouée corps et âmes à Elle, et que rien ne pouvait changer cela.
Il y a eu des moments où, pour des raisons obscures, Elle semblait s'affaiblir, cela ne durait généralement que quelques jours mais était suffisant pour m'inquiéter. Elle se mettait à vomir et son teint perdait son éclat pour prendre une pâleur fantomatique. Je n'aimais pas la voir dans cet état. Cela la fatiguait, ce qui faisait qu'Elle dorme plus que d'habitude. Je me serrai contre Elle, en espérant absorber ses maux, et souffrir à sa place s'il le faut. Cela ne marchait pas, à mon grand désespoir, mais son sourire quand je le faisais suffisait à me réchauffer le cœur. Ces moments de faiblesses survenaient de plus en plus fréquemment, et cela m'effrayait.
Les années passèrent et je mis bas ma première portée, j'étais aux anges. Mon premier réflexe fut de lui apporter mes enfants, comme ma mère le fit pour moi. Ainsi je lui confiai ma progéniture comme un signe d'ultime reconnaissance envers Elle. Elle les prit dans ses bras et les câlina pendant un long moment avant de me les rendre pour que je les nourrisse.
Mes bébés grandirent vite. Au bout de quelques mois, Elle les offrit à ses enfants. Je n'étais pas contre, loin de là, je savais qu'ils allaient bien s'en occuper comme ils le firent pour moi. Mais cela me rendait quand même perplexe : Elle prit soin de nous pendant plusieurs générations, alors pourquoi ne voulait-Elle pas veiller sur mes enfants aussi ? Pourquoi cela s'arrêterait-il ici ? Et c'est là que la vérité me heurta : Elle ne pouvait pas.
J'avais choisi d'ignorer les signes et refusais de les voir. Quand ma fourrure devenait grise et mes joints raides, il en allait de même pour Elle aussi. Notre gardienne avait pris soin de nous pendant tellement longtemps qu'on la croyait immortelle, mais la réalité est autre : Elle s'éteignait petit à petit, comme une bougie le fait au fur et à mesure que le temps passe. Et j'étais la dernière de ma lignée qui lui appartiendra.
Mon seul espoir était de vivre jusqu'à ses derniers instants. La mort de son espèce est tellement rare qu'on choisit de ne pas y croire. La fin d'une vie aussi longue est une tragédie. Elle a vu tellement, Elle sait tellement. Je savais que ma présence la réconfortait. Mon seul souhait était de pouvoir lui fournir ce réconfort jusqu'à la toute fin.
Je vécus longtemps, bien plus que ce dont mon espèce était capable, je savais que seule ma détermination m'ancrait à ce monde. Mon corps ne pouvait presque plus bouger, chaque inspiration était douloureuse, chaque mouvement pénible. Mais je ne pouvais la laisser seule. Je sentais que son heure approchait et j'étais résolue à rester avec Elle jusqu'à ce qu'Elle rende son dernier souffle.
Il est bientôt le temps pour Elle de partir, je le sais. Ses enfants sont là, ils l'entourent. Sa silhouette n'est plus que l'ombre de ce qu'Elle était, mais son âme reste inchangée, éternelle. Elle demande qu'ils la conduisent à la falaise, Elle veut voir la mer une dernière fois, ils le font, et m'emmènent aussi. On est tous là, ses yeux sont perdus dans l'horizon. Je sens sa main me caresser la tête, je lève les yeux vers Elle et rencontre les siens, aussitôt j'y vois tous l'amour qu'Elle m'a toujours porté. Le temps semble s'arrêter, et je comprends clairement le message silencieux qu'Elle me transmet : « Il est temps pour nous de partir ».
Ses yeux ternirent, sa main tomba inerte. Elle s'est éteinte. Je sombre à mon tour dans l'obscurité, apaisée. Je suis restée à ses côtés jusqu'à la fin, et il est temps pour moi de la suivre dans l'au-delà.