« Nous sommes tous des prophètes », pensa Lena.
Elle s'avança sur l'eau, et marcha jusqu'au milieu de la rivière. En cette période de l'année, la glace était solide et épaisse. Mais comme tous les enfants de Scandinavie, elle gardait la sourde angoisse de la sentir se briser sous ses pas. Elle guettait le moindre craquement, à la fois apeurée et excitée par le danger. Avancer sur une route qui pouvait se briser à tout moment... Devoir aller de l'avant sans s'arrêter. C'était quand même moins ennuyeux qu'un chemin de campagne, non ? Elle s'imagina soudain sauter sur place, puis faire céder la glace sous ses coups et se faire engloutir par les eaux noires et glacées. Son corps se raidirait et se ferait emporter par le courant, toujours actif sous la surface immobile. On mettrait des semaines à le retrouver, si on le retrouvait jamais.
Mais l'heure n'était pas venu de mourir. Avant cela, Lena avait quelque chose à accomplir. Même si elle ne savait pas encore quoi. Quand on vient au monde, nu et vulnérable, qu'on met des mois à apprendre à marcher et des années à apprendre à parler, quand on traverse tant d'épreuves et qu'on se nourrit de tant de joies... c'est bien dans un but, n'est-ce pas ? Cela doit bien servir à quelque chose ? Quand elle lisait la biographie des grands hommes et des femmes illustres, tous et toutes semblaient avoir trouvé leur voie et leur rôle dans ce monde. Quels seraient les siens...?
Elle retourna sur la berge, le souffle court, envoyant des petits nuages éphémères dans l'air froid à chaque respiration. Dans ses écouteurs résonnaient les chansons d'Avicii, son artiste favori. "Encore dix jours sous l'eau, et je sais que j'irai bien. Encore dix jours et ce sera fini. Alors l'obscurité s'en ira et je verrai la lumière..." Aux alentours, sous le ciel bleu électrique, les arbres et les buissons endormis semblaient dessinés au fusain sur la blancheur éclatante du paysage. Ses pas crissèrent sur la neige, tandis qu'elle revenait à la marina où était amarré le bateau à moteur qui lui servait de maison depuis sept mois.
Son père l'appelait son "motor yacht" pour plus de distinction. Aux yeux de Lena, ce n'était qu'un vieux rafiot humide encombré de vieilles caisses et de chiffons, qui demandait à être précautionneux en permanence. Ne pas glisser sur le pont, ne pas tomber par-dessus bord, ne pas se cogner au mobilier étroit, ne pas gâcher l'eau de la citerne, surveiller les bruits inhabituels, faire la chasse aux flaques qui pourraient indiquer une fuite ou tout autre dysfonctionnement... Cette vigilance quotidienne était fatigante pour les nerfs.
La vie sur l'eau avait des charmes indéniables. C'était en tout cas ce que pensaient ses camarades de classe qui s'étaient extasiées sur cette habitation originale... jusqu'au jour où elles avaient visité le carré. Elles en étaient ressorties aussi rapidement que la politesse le leur avait permis, le cœur soulevé par l'odeur entêtante de gasoil qui y régnait, pour s'empresser de complimenter plutôt la jolie vue sur le fleuve Ume.
Aux beaux jours, Lena avait passé le plus clair de son temps dehors, au grand air. Elle admettait qu'il était agréable de profiter du soleil sur le pont, et que la vue des autres bateaux en train de passer était particulièrement apaisante. Mais à l'approche de l'hiver, la vie à bord était progressivement devenue infernale. Un enfer qui n'était pas fait de flammes mais de neige! Tombante ou fondue, celle-ci était envahissante. Le pont en teck et les escaliers se changeaient en patinoires si on oubliait de les saler. Tout était humide et froid. Le linge oubliait de sécher.
Début décembre, le thermomètre était passé aux valeurs négatives et tout ce qui se trouvait sous le niveau de la surface de l'eau s'était retrouvé à une température proche de zéro, y compris à l'intérieur du bateau. Malgré le chauffage, les parois restaient désespérément glaciales. Lena évitait comme la peste de s'y adosser. Elle se réchauffait tant bien que mal sous plusieurs couches de vêtements isolants et gardait son écharpe en permanence. Résister au froid était devenu sa préoccupation principale, ce qui ne lui laissait pas beaucoup d'énergie pour penser à autre chose.
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Imorgon, le jour que l'on ne peut toucher
General FictionLena est une jeune suédoise de presque seize ans. Depuis que son père a abandonné son foyer, elle vit au jour le jour sur leur bateau, en compagnie de sa mère. Quand un garçon inconnu se présente devant chez elles, le temps semble soudain s'accélére...