La bouche sèche, les mains un peu tremblantes, ses pensées étaient animées d'un feu si destructeur qu'il ne parvenait même plus à sentir le moindre membre de son corps. Et la douleur mentale ne tarda pas à se transformer en douleur physique, un furieux mal de crâne le prenant par surprise.
Ses perceptions revinrent lorsque ses paupières s'écartèrent, et qu'il vit le plafond danser devant ses yeux. Machinalement, il tendit le bras, et enfourcha ses lunettes sur son nez. Quelques secondes plus tard, le clapotis de l'eau et le bruit du cachet d'aspirine heurtant le fond du verre se firent entendre, puis celui de la déglutition des matins difficiles. Tous ses matins depuis 1 an maintenant.
Après un vertige, il laissa sa tête tomber dans l'évier, l'eau glacée remettant partiellement ses idées en place. Un café, un rasage plus que médiocre, un rapide coup d'oeil vers le cadre-photo qui trônait sur la table basse, et la porte claqua derrière lui, le froid polaire des matinées d'hiver s'infiltrant malgré son geste brusque.
Les arrêts défilèrent les uns après les autres, et il resta debout, agrippé à la barre, les yeux rivés sur le petit bonhomme qui jouait sur les jambes de sa mère, ses babillements innocents le pénétrant férocement. La femme caressa les boucles blondes avec tendresse, un large sourire sur son visage. Enfin, les portes s'ouvrirent sur la bouche de métro vide à cette heure, et il s'éclipsa, incapable d'assister à la scène ne serait-ce qu'une seule seconde de plus.
Toutes ces péripéties n'étaient que le début d'une autre longue et harassante journée de travail pour lui. Même si la plupart des gens ont du mal à imaginer en quoi travailler dans un centre pour personnes âgées a de si horrible, un avis partagé par nombre de ses collègues, il ne faut pas toujours se fier aux apparences. Mais ne nous méprenons pas. S'occuper des gens qui ont besoin d'aide reste l'œuvre la plus noble de la part d'un être humain. Il faut les écouter, les aider à rapprocher la cuillère de leur bouche, les tenir au courant des actualités d'un monde dont ils ont été exclus malgré eux, leur tenir compagnie. C'est éventuellement s'attacher à certains d'entre eux le ver qui se fraie un chemin dans la pomme saine. Et c'était ce qui lui était arrivé. La pomme était rongée jusqu'au trognon, le ver assez long pour en faire le tour et sceller son étreinte. Bientôt peut-être, il n'en resterait plus rien, seulement quelques pépins.
« - Robin, tu dors debout ? »
Clara, une de ses collègues, le secoua par l'épaule, et il reprit ses esprits.
« - Ça fait bien trente secondes que je te tiens la porte, tu rentres ou pas ? C'est pas encore l'heure de ta pause clope, à ce que je sache...
- Désolé, j'avais la tête ailleurs. » fit-il se frottant les yeux frénétiquement, histoire d'y voir un peu plus clair. Il la suivit à l'intérieur, échappant ainsi au souffle saisissant du vent dans sa nuque.
Il n'irait pas jusqu'à dire que le hall d'accueil du centre était animé, mais il y avait beaucoup plus de vie que dans tous les dortoirs prolongeant la salle commune réunis. C'est là où l'on trouve encore quelques jeunes, vous savez.
Il salua la réceptionniste qui sirotait son café passivement, et échangea une poignée de mains et quelques mots avec l'homme de ménage, avant de passer la porte réservée au personnel. Quand il en ressortit, le long manteau noir avait laissé place à cette tenue blanche immaculée, blanc hôpital.
Après les portes battantes, il y avait un autre monde. Un monde de silence, de médiocrité, aussi. Et son travail, c'était de le rendre le moins pénible possible. Il soupira une fois, son cœur se serrant par avance, et franchit la frontière invisible.
« Bonjour Monsieur Martin ! Vous allez bien ? » demanda-t-il, prenant un ton enjoué. Le vieil homme qui sortait de sa chambre sourit lentement, et acquiesça. Robin savait qu'il ne l'avait pas entendu, mais fit comme si de rien n'était. En quelques enjambées, il atteint le réfectoire, cherchant Clara des yeux.
« - Ah, te voilà !
- Tu as besoin d'aide ? demanda-t-elle alors qu'elle ouvrait les rideaux, laissant le pâle soleil d'hiver réchauffer la pièce.
- Je la cherche. Tu l'as vue ? Elle est réveillée ?
- Oui, tu sais bien qu'elle est matinale... Elle est toujours au même endroit, regarde. » D'un coup d'oeil, elle montra le fond du couloir, et retourna vaquer à ses occupations. Robin l'aperçut, et se sentit soulagé. Qu'aurait-il fait s'il elle ne s'était pas réveillée ?
Léa Marchand, arrivée en même temps que lui au centre un an auparavant, mais pas pour les mêmes raisons. La maladie d'Alzheimer l'avait frappée, et en seulement quelques mois, Robin avait été témoin de la transformation de cette retraitée pleine de vie au rire facile et aux joues rosées en une femme fragile, de moins en moins sensible à ce qui l'entourait, dont la pâleur l'effrayait toujours plus. On ne pouvait la trouver ailleurs qu'à l'extrémité de ce même couloir, assise sur cette même chaise, scrutant à travers la fenêtre ce même horizon. Tout le monde la voyait, mais personne ne la comprenait vraiment. Déjà que la vie à cette âge n'avait rien d'extraordinaire, alors pourquoi la réduire à un tel état végétatif ?
Cette perpétuelle contemplation était la chose la plus belle que Robin n'ait jamais vu. Non, aucun autre résident n'avait un jour agi de la sorte. Car aucun autre n'avait encore espoir, tandis qu'elle s'y accrochait fermement, si fort que Robin se demandait parfois si ce n'était pas la seule chose qui la gardait éveillée. Il fallait avoir un immense courage pour oser sonder l'horizon de la sorte, pour croire en l'avenir à ce point. La maladie avait peut-être tout balayé sur son passage, mais une chose était restée ancrée en elle, une seule, et c'était la promesse du lendemain.
Il s'approcha d'elle lentement, et s'apprêta à lui adresser la parole, sans en avoir le temps.
« - Bonjour, Robin. fit-elle de sa voix douce, sans pour autant se tourner vers lui.
- Vous saviez que j'étais là ? s'étonna-t-il.
- Je sais que tu viens me voir tous les jours, mon petit. C'est bien. C'est honnête de ta part.
Robin s'assit à côté d'elle, et plongea ses yeux dans les émeraudes de Léa.
- Qu'est-ce-que cela me ferait plaisir que mon fils vienne me voir tous les jours, comme toi ! » se réjouit-elle dans un murmure, un léger sourire se dessinant sur son visage.
Son courage, ça avait toujours été lui.
« Il viendra demain, il avait sûrement beaucoup de travail aujourd'hui. Ce n'est pas grave. Allons Robin, couchez-moi tôt, je veux être toute pimpante pour lui ! »
Ce fils, ou le souvenir d'un fils, c'était tout ce qui lui restait.
« Tu sais Robin, c'est qu'il m'a promis qu'il viendrait ! Mais c'est un homme important... Je ne peux pas le déranger avec mes petits tracas du quotidien. »
Elle vivait à travers lui, pour lui, sans lui.
« Voyons, quelle est cette mine triste que vous avez là, Robin ? On dirait mon fils qui va partir à l'école ! »
Il était la promesse du lendemain.
« - Soyez assurée, Léa, il a juré de venir vous voir, vous le répétez sans cesse... corrigea-t-il, des frissons dans l'échine. Un tel dévouement existait donc ?
- Ah oui, c'est vrai, » ajouta Léa, abandonnant Robin pour s'immerger à nouveau dans sa vie de statue.
La discussion s'arrêtait là. Qu'avait-elle de plus à dire à l'étranger que Robin était ? Et puis, ce n'est pas comme si elle n'allait jamais le revoir. A contrario, elle attendait son fils, et surveiller l'horizon le ferait sûrement venir plus vite.
Robin se leva, la mort dans l'âme. Oui, il serait encore là demain, lui. Il l'avait toujours été. En observant ces cheveux blancs éclairés par les rayons du soleil briller de mille feux, il repensa à la femme et à son petit garçon dans le métro.
Sur son badge, on pouvait lire ceci :
Marchand Robin, aide-soignant
« A demain, maman. »
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La promesse du lendemain
Short StoryNouvelle pour le concours "Entre les lignes"; Le thème : Demain. C'est un sujet que j'ai souhaité traiter en filigrane, avec réalisme aussi. En espérant que cette courte nouvelle vous plaise, à bientôt.