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Il réussit à se libérer le jeudi soir. Elle était là, vêtue de blanc, devant le piano noir. Les grandes fenêtres derrière le piano laissaient filtrer une lumière pâle de fin de journée. Elle lui sourit, et son sourire sembla illuminer la pièce.

- Pour jouer du piano, il faut aimer ça. Il faut vivre tes musiques. As-tu quelques bases ?

- Pas vraiment non.

Elle sembla réfléchir.

- Ce n'est pas grave. Installe-toi, les poignets ouverts et hauts.

Il n'avait rien retenu de son cours. Il l'avait dévorée du regard et s'était noyé dans sa douce odeur de pomme. Elle avait dû lui expliquer les bases, sûrement. Il avait juste retenu le toucher de sa peau lorsqu'elle lui avait redressé ses poignets. Ce geste l'avait beaucoup perturbé et Candice avait dû s'en rendre compte car elle s'était détournée, gênée.

Il n'avait pas osé lui proposer de boire avec elle sur une terrasse. N'était-ce pas prématuré ? N'allait-elle pas avoir peur ?

S'il avait été peintre, il l'aurait dessinée. S'il avait été photographe, il l'aurait prise en photo. S'il avait été musicien, il lui aurait écrit une sonate d'amour. Mais il n'était qu'un jeune et pauvre comédien. Elle, elle était une grande pianiste au talent incroyable. Qu'était-il à côté ?

Les jeudis passaient trop vite. Ils se voyaient durant une heure et il aurait tellement voulu plus. Elle étudiait le piano depuis 14 ans. C'était une professeure très patiente. Il aimait l'observer quand elle lui montrait des morceaux. Ses yeux se plissaient légèrement sous la concentration, elle passait sa langue sur ses lèvres et elle haussait légèrement le sourcil gauche. À chaque fois, il souriait discrètement en la voyant faire. Il aurait pu lui demander de lui rejouer des dizaines de fois le thème d'une musique rien que pour la voir faire ces mimiques. Ce qu'il aimait le plus chez elle était quand elle se préparait à chanter. Elle remettait alors une mèche derrière son oreille, se raclait la gorge et elle prenait une grande inspiration. Sa voix, puissante, jaillissait de sa cage thoracique et emplissait l'air. Sa voix était comme un doux serpent qui venait s'enrouler autour de vous et de vos oreilles. Vous étiez alors comme dans un cocon, à sa merci. La nuit, il essayait de l'imaginer chanter mais il ne retrouvait jamais son timbre de voix si particulier. Pourtant quand elle chantait, cela paraissait tellement évident qu'il souriait béatement en appréciant sa compagnie.

Les jeudis passaient, son amour pour elle grandissait chaque jour. Il n'y avait qu'elle qui existait. Rien qu'elle. Les autres filles, il ne les connaissaient pas, ne les voyaient pas, il s'en fichait. Mais ses doutes augmentaient aussi. L'appréciait-elle même un peu ? Des fois, il s'imaginait déclarer son amour pour elle, elle lui sautait alors au cou en lui avouant son amour caché. Il ne pouvait pas l'imaginer en train de l'embrasser. Cela aurait été un pâle reflet de la réalité puis c'était trop douloureux. Mais des fois, en lui déclamant son amour dans ses rêves, de la pitié et de la gêne s'installaient dans son regard. Il la voyait hésiter et elle s'excusait de lui briser son cœur. Ensuite, elle s'éloignait et il avait beau courir, elle était inatteignable. Ces rêves là étaient les plus fréquents.

Elle dû s'apercevoir de sa tristesse le jeudi suivant. Elle lui demanda ce qui se passait, il ne répondit rien. Qu'aurait-il pu lui répondre ? Qu'il l'aimait à la folie, qu'il pensait à elle tous les jours, qu'elle hantait ses nuits ? Il lui aurait fait peur et elle serait partie. Comme dans ses rêves. Mais qui sait...

- N'es-tu pas heureux ? Il y a du soleil, c'est l'été, il fait chaud, les oiseaux chantent et les gens rient. L'été n'est-elle pas la plus belle saison sur Terre ?

Tout en disant cela, elle s'était approchée de la fenêtre où une lumière inondait son visage. On aurait cru un mini soleil, son débardeur jaune lui donnant une allure solaire.

- Je préfère l'automne. J'aime voir les feuilles des arbres devenir rouges, orange, vertes et jaunes.

- C'es vrai que c'est très beau. Mais dis-moi pourquoi es-tu aussi malheureux ? Je vois dans tes yeux un voile de tristesse qui ternit ton regard.

- Tu ne comprendrais pas.

- Pourquoi ne comprendrais-je pas ?

- C'est trop compliqué.

Elle se détourna, quelques secondes et s'exclama soudainement.

- Je sais !

Il s'était relevé et la tristesse de ses yeux avaient été remplacé par de la panique. Elle le vit mais ne dit rien.

- C'est à cause d'une fille ? N'est-ce pas ?

Il était paniqué. Le théâtre avait heureusement un atout, celui de savoir rester maître de ses émotions et de savoir jouer la comédie, matière dans laquelle il excellait.

Mais le pire se produisait. Soit il lui avouait que cette fille était elle, soit il jouait la carte comme quoi cette fille était une fille de son entourage mais les chances d'être avec elle seraient considérablement réduites. Voire détruites. Tellement plongé dans ses réflexions, il ne saisit pas l'éclat de tristesse dans les yeux de Candice, qu'elle chassa vite par un sourire quoique forcé. Elle avait compris ce qu'elle ne voulait pas comprendre. Julien était amoureux. Peut-être d'une amie, d'une camarade à l'université ou même d'une comédienne. Elle se convainquit qu'elle était heureuse pour lui. Elle y arriva presque. Lorsqu'il répondit, elle était à la fenêtre. Il ne voyait d'elle que ses cheveux lisses et ses jambes halées.

- Non. Pas vraiment. Enfin...

Elle ne sut jamais la suite de sa réponse. Un de ses amis venait d'entrer lui rappelant que l'heure de son cours était terminée. Elle s'efforça de rassurer Julien en prenant un ton gai.

- Aie confiance en toi. Je suis sûre qu'elle t'aime.

Elle lui fit un clin d'œil et le laissa là, sur une chaise. Lui, qui était prêt à tout lui avouer. Pourquoi continuer quand tout était joué d'avance ? Il avait très bien vu l'air fier et supérieur de "l'ami" de Candice. Il était malade de jalousie. Ca le rongeait. Cette jalousie provoquait des émotions comme la colère. Il était tellement en colère contre "cet ami" qui lui volait sa pianiste. En colère aussi contre Candice qui ne comprenait pas, qui ignorait ses signaux. Mais surtout en colère contre lui, lâche de ne rien dire, pas même capable d'avouer son amour à la concernée. À quoi beau continuer cette comédie ? Il n'était rien et ne serait jamais rien. De ses cours de piano, il n'avait rien retenu. Mais de Candice, il avait tout retenu. Sa voix, ses gestes, ses intonations, ses traits, sa douceur. Pourtant en voulant se la remémorer, il ne voyait qu'un visage flou. Sa colère était partie. Elle laissait place désormais à la tristesse qui l'assaillait. Les larmes coulaient sur ses joues et inondaient le piano silencieux.

Un Amour MusicalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant