Une respiration rauque fendait le silence de la cellule. Allongé sur le sol humide, à peine conscient, l'homme vivait encore. Il ne sentait plus la douleur des plaies qui barraient son torse, ni celle de ses côtes, brisées à de multiples reprises. Elle aurait pourtant dû le déchirer à chaque infime mouvement de sa poitrine, mais elle semblait n'être qu'une légère gêne, presque passagère. Sa jambe gauche était cassée en trois endroits, peut-être quatre ? Il ne savait plus. La droite n'était plus que chair brûlée, d'un rouge vif aux reflets violacés. La peau, noircie, aussi fragile que du papier, s'en décollait. Deux doigts manquaient à ses mains, que la gangrène commençait à attaquer. Elle remontait, insidieuse, mélange de noir et de vert, traçant des courbes qui avaient -étrangement- dans leur laideur une certaine beauté. L'homme émit un gémissement sans même en avoir conscience. Il délirait, assurément. Il avait eu un nom autrefois. Peut-être. Il ne savait plus. Il avait été un homme, puis Douleur ; il n'était maintenant plus que vide. Au-dessus de lui, l'eau s'infiltrait à travers les pierres. Certaines gouttes restaient longtemps accrochées au plafond, se détachant pour tomber sur son visage. D'autres ruisselaient le long des murs usés. Déjà à leur construction, les geôles avaient une étanchéité relative. Désormais, une simple averse suffisait pour que la pluie s'infiltre par les nombreux interstices des parois de pierre.
Il avait eu un nom, oui. Une femme, une fille, peut-être. Ignorant la douleur, un sourire las et plein de souffrance se dessina sur son visage. Il contrastait avec le vide qui habitait ses yeux, lui donnant un air presque effrayant. Il avait eu une femme, une fille, oui. Le viol de la première lui avait été rapporté par les soldats, un soir, alors qu'on jetait une gamelle remplie de gruau sale sans sa cellule. Ils avaient pris plaisir à lui détailler la manière dont ils avaient arraché ses vêtements, dont elle s'était débattue, la teinte exacte du sang qui avait coulé entre ses lèvres lorsqu'ils l'avaient frappée pour la faire taire. Ils s'étaient étendus sur l'étroitesse de sa femme, peu altérée par la naissance de leur enfant, qui avait rendu leur tâche si agréable. Leurs rires gras le hantaient, bien plus douloureux que toutes les tortures physiques que son bourreau lui avait fait subir, une lueur de plaisir affamé dans le regard.
Une nouvelle goutte de pluie caressa la voûte ornée de moisissure pour venir s'écraser sur son visage tuméfié. Il avait eu une fille...
L'homme serra la fillette dans ses bras. Son genoux droit était écorché, ses joues sales, mais elle allait bien. Que faisait-elle ici ? Il avait du mal à croire que les hommes qui avaient pris tant de plaisir à abuser de sa femme aient rechigné à tuer une enfant. La fillette leva sur lui ses yeux bleu pâle. Elle avait peur, il le voyait, le sentait.
- C'est bien triste, mais je n'ai jamais été ému par les retrouvailles en famille.
La voix s'était élevée entre les barreaux. Le ton était nonchalant, mais l'homme y percevait la cruauté de son propriétaire. La silhouette de ce dernier était dissimulée dans l'ombre, mais la présence était menaçante.
- Je me suis souvent demandé jusqu'où allait la force du lien qui unissait un père et son enfant. Vois-tu, mon propre père m'a toujours négligé, aussi n'ai-je aucune idée de ce que cela représente, et je ne peux me livrer à une expérience moi même.
L'homme se raidit, sur ses gardes. Instinctivement, il serra les doigts sur la taille de sa fille.
- On dit que la vie d'un enfant appartient à ses parents. Aussi, je te laisse le choix.
L'ombre marqua un silence, se délectant de la peur qu'instillait ses paroles.
- Tu peux laisser mes hommes s'amuser avec elle, goûter sa chair devant ta cellule, jusqu'à ce qu'elle ne soit plus qu'une ombre, brisée par des jeux d'adultes. Ou bien... Tu peux lui épargner cette souffrance.