Les hommes qui fondent

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- Je les ai revus aujourd'hui maman.
Dans le rétroviseur, j'ai jeté un coup d'œil à ma fille qui passait distraitement ses doigts sur une page du livre ouvert sur ses genoux, bien installée sur son siège enfant.
- Tu as vu qui, ma puce ?
La main errante de Mia s'est arrêtée sur une page au hasard alors qu'elle relevait la tête avec un regard inexpressif. Je dois admettre que pour une petite fille de 7 ans, elle était très douée pour établir un contact visuel.
- Les hommes qui fondent.
Les hommes qui fondent n'étaient pas quelque chose de nouveau pour Mia, en fait, nous avons eu à gérer ses visions d'eux depuis qu'elle est capable de parler. Après des années à lutter contre et avec l'aide d'un spécialiste, nous avons été libérés des hommes qui fondent pendant presque deux mois.
- Oh, je pensais que le docteur Yong t'avait aidé à les renvoyer dans le monde du feu.
Elle a gigoté sur son siège avant de refermer le livre d'un claquement sec.
- Les portes ardentes, pas le monde du feu.
J'ai concentré mon regard sur la route, je ne voulais pas avoir cette conversation avec Mia, je ne voulais pas qu'elle retombe dans ses hallucinations. Dieu sait à quel point nous avons tout fait pour lutter contre, j'étais consciente que cette discussion allait certainement défaire tout notre dur travail ainsi que celui des séances de thérapie à cinq cents dollars mais j'étais rongée d'inquiétude et je n'ai pas pu m'empêcher de lui poser la question.
- C'est vrai, excuse-moi, je voulais dire les portes ardentes. Mia, je sait qu'ils s'énervent quand tu me parles d'eux mais est-ce que les hommes qui fondent sont au moins gentils avec toi cette fois ?
Un large sourire s'est dessiné sur son visage.
- Oh oui, ils ont dit qu'ils étaient désolé pour mes bras et mon cou, ils ne veulent plus me faire du mal, ils me laissent même les dessiner maintenant, je n'ai plus besoin de cacher mes dessins.
Les hommes qui fondent devenaient de plus en plus agressifs au fur et à mesure que Mia grandissait. À un moment donné, ses hallucinations lui avaient ordonné de mettre le feu à ses bras en les aspergeant d'essence et en craquant un allumette. Heureusement, je l'ai surprise avant qu'elle ne puisse causer trop de dégâts à sa peau mais il reste malgré tout des cicatrices provenant des flammes que je n'avais pas réussi à éteindre à temps. Je ne sais pas ce qui est le pire, ça ou le fait qu'elle se soit enfoncé un couteau dans le cou parce que ses visions lui ont dit de le faire. Quatorze jours à l'hôpital, trente autres jours au service psychiatrique, trois épouvantables visites du service de protection de l'enfance et vingt mille dollars, voilà ce que coûte un couteau dans le cou. Qui l'aurait cru ?
- Tu es sûre de ça, ma puce ? Ils ne vont plus être en colère si je regarde tes dessins ?
Mia a hoché la tête avec enthousiasme.
- Sûre et certaine, tu veux en voir un maintenant ?
- Pas tout de suite, ma chérie, je dois garder les yeux sur la route.
La vérité, c'est que je ne pouvais plus supporter une autre image des hommes qui fondent. Mia dessinait des images incroyablement détaillées de formes humaines osseuses avec leur peau qui se décolle, suintant une espèce de pus jaune gélatineux. Leurs yeux enfoncés étaient d'un blanc éclatant et leurs bouches semblaient retenir un hurlement terrifiant et glacé. Parfois, les dessins incluaient ces horribles choses défigurées assassinant brutalement Mia. Je n'oublierai jamais le jour où son professeur m'a convoquée pour une réunion. Pendant le cours, Mia s'était dessinée assise à une table à manger, couteau et fourchette à la main, mangeant ses propres organes qui s'échappait d'un trou béant dans son estomac. Les hommes qui fondent riaient hystériquement derrière elle. Bien que Mia ait des compétences artistiques dignes de Picasso, son style est très dérangeant, entraînant son expulsion de l'école publique.
- Je sais, maman. On voudrait pas avoir un accident comme papa. C'est juste que... que... ça me manque de le voir. Après l'accident par contre, pas avant, il est beaucoup plus beau après. Je veux lui parler et... je ne peux pas parce que...
Sa voix s'est affaiblie, je pouvais voir qu'elle était bouleversée même si elle faisait toujours de son mieux pour cacher ses larmes et jouer les dures. Trois mois auparavant, mon mari, Léo, avait été percuté de plein fouet dans sa voiture par un conducteur ivre. Il rentrait à la maison après être allé chercher une surprise pour l'anniversaire de Mia, les premiers secours sur les lieux ont déclaré qu'il était mort à l'impact, sa colonne vertébrale s'étant cassée en deux. Il ne s'était probablement même pas rendu compte de ce qui s'était passé. Après cet accident dramatique, Mia a commencé à halluciner que son père était avec elle mais avec le dos tordu. Je n'étais pas étonnée que sa maladie se soit manifestée après un tel traumatisme et est ajoutée mon mari à la collection des personnages qu'elle voyait déjà. Au moins, celui-ci lui a apporté du réconfort et ne lui faisait pas de mal. Je pense honnêtement que Mia a eu beaucoup plus de mal à accepter la mort de son père que moi-même.
- Parce que le docteur Yong l'a envoyé quelque part, lui aussi ?
Elle a pris une profonde inspiration comme si elle frissonnait.
- Non, le docteur Yong ne peut pas faire partir papa, il ne peut pas partir tant qu'il n'est pas heureux. C'est Saule, il ne veut pas me laisser le voir.
À ce moment là, j'étais habitué à voir de nouveaux personnages envahir l'esprit de Mia mais avoir un barrage contre un autre barrage était une première.
- Et bien, je n'ai jamais entendu parler de Saule auparavant, tu ne nous présente pas ? Qui est-ce ?
En ajustant le rétroviseur, je l'ai vue se mordre la lèvre comme si ce que je venais de lui demander était absolument interdit.
- Saule est le gardien des portes ardentes, il est très puissant et très effrayant, les hommes qui fondent ont peur de lui, il lui obéisse, je veux...
Sa phrase s'est brusquement interrompue alors qu'elle commençait à murmurer à son nouvel ami invisible.
- Oui mais c'est ma maman, je dois lui dire, aller c'était une blague, non ne fait pas ça, non s'il te plaît je ferais n'importe quoi, non s'il te plaît ne me force pas à le refaire.
En général, je n'intervenais pas dans les conversations entre Mia et ses hallucinations, j'ai appris avec le temps que ça ne faisait que les empirer mais la peur dans sa voix m'a beaucoup inquiétée.
- Tout va bien, derrière ?
Sa tête était baissée et elle haletait comme un chien blessé.
- Saule dit que je ne suis pas autorisée à parler de lui.
Comme d'habitude, pour une raison quelconque, ces choses qu'elle voyait voulaient toutes qu'elle garde le silence. Je ne m'attendais pas à autre chose pour celui-là.
- Est-ce que Saule a autre chose à dire ?
Mia s'est tourné vers le siège à côté d'elle et a marmonné quelque chose que je n'ai pu entendre avant de hocher la tête comme si elle avait entendu une réponse claire comme le jour.
- Il te dit de ne pas t'inquiéter, Tessa va bien, elle voit le monde comme toi et papa, comme tout le monde, pas comme moi mais elle sera malade pendant un long moment. Oh, et elle a des cheveux blonds bouclés, comme papa.
Une vague de terreur m'a submergée, j'ai baissé les yeux vers mon ventre proéminent qui étirait tout mes vêtements, j'étais à cinq mois de grossesse. Je me souviens du jour où j'ai découvert que j'étais enceinte. Après des semaines à ignorer les symptômes, j'avais finalement trouvé le courage de faire un test de grossesse. Quand j'ai vu le signe positif, j'ai fondu en larmes dans les bras de Léo, nous avions tous les deux fait le serment de ne plus avoir d'enfant parce que nous ne pouvions pas supporter l'idée de faire subir à un autre être humain le quotidien de Mia, même s'il n'y avait qu'une minuscule chance pour que le défaut dans notre génétique se reproduise, c'était un risque que nous ne pouvions pas nous permettre de prendre. Notre plus grande peur était de mettre un enfant au monde avec le même handicap que Mia. Léo et moi avons fait de notre mieux pendant sept ans mais il y eu une erreur quelque part et j'en payai le prix fort maintenant. La mort de mon mari a rendu la grossesse encore plus difficile, la plupart du temps, je prétendais que le bébé n'existait pas, à un point tel que je n'avais dis à personne, pas même à Mia, que c'était une fille ou qu'elle s'appellerait Tessa, un prénom que Léo aimait beaucoup. J'ai fait demi-tour sur la route au moment où j'atteignait le bureau de la thérapeute, aucun médecin ne pourrait résoudre ce problème. Pendant des années, j'ai tout fait pour qu'on pose un diagnostic à ma fille, histoire de me soulager en quelque sorte. J'aurais dû savoir que ce que Mia avait n'était pas de la schizophrénie, de la psychose ou des amis imaginaires. Les médicaments n'ont jamais fonctionné, les visites chez le psychiatre n'ont jamais aidé et les amis imaginaires ne peuvent pas révéler de secret. Je me sentais tellement stupide, j'étais tellement obsédé par l'idée de la guérir que je n'ai même pas réalisé que tout cela était bien au delà d'une quelconque médecine. Il lui était impossible à un si jeune âge de posséder un vocabulaire si étendue que les génies en rougiraient, il lui était impossible d'imaginer ces monstres grotesques qui la hantaient, il lui était impossible de dessiner des scènes de meurtres gores avec le talent d'un artiste affirmé qui aurait mis vingt ans à peaufiner son art, il lui était impossible de voir son père longtemps après sa mort te décrire l'amour de ma vie avec une perfection absolue, il lui était extrêmement impossible de savoir que non seulement sa petite sœur aurait des cheveux blonds avant même qu'elle ait pris un souffle sur cette terre mais aussi qu'elle n'aurait pas son handicap car voyez vous, ma fille est née aveugle.

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